Graça Noronha quitta l’appartement, laissant père et fils en tête à tête. Tomás n’était pas sûr d’apprécier l’idée, finalement il s’était toujours senti plus proche de sa mère, une femme volubile et aimante, que de son père, un homme taciturne, circonspect, qui vivait reclus dans son bureau, tout à son monde de chiffres et d’équations.
Un mutisme embarrassant s’installa dans l’appartement, rompu seulement par le tintement de la cuillère contre l’assiette. Tomás lui posa quelques questions sur son collègue disparu, Augusto Siza, mais tout ce que son père savait était déjà du domaine public. Il lui apprit seulement que l’affaire avait perturbé tout le monde à la faculté, au point que le collaborateur du professeur n’était plus sorti de chez lui durant quelque temps, sinon pour demander de petits services, comme de l’approvisionner à l’épicerie.
La conversation sur le professeur Siza fut vite épuisée et Tomás ne voyait pas quel autre sujet aborder ; en fait, il ne gardait aucun souvenir d’une vraie conversation avec son père. Mais il avait besoin de briser le silence ; il se mit alors à raconter sa visite au Caire et les détails concernant la stèle qu’il avait inspectée au Musée égyptien. Son père l’écoutait sans rien dire, murmurant à peine son approbation de temps à autre, montrant à l’évidence qu’il ne suivait pas les paroles avec attention, que son esprit était absorbé par autre chose, peut-être par le destin que la maladie lui réservait, peut-être par l’horizon d’abstraction où souvent il se perdait.
Le silence retomba.
Tomás ne savait plus quoi dire. Il resta là à observer son père, sa face pâle et ridée, ses joues creuses, son corps frêle et usé. Son père marchait à grands pas vers la mort et la triste vérité était que, malgré cela, Tomás ne parvenait pas à entretenir une conversation avec lui.
— Comment te sens-tu papa ?
Manuel Noronha se figea avec sa cuillère en l’air et regarda son fils.
— J’ai peur, dit-il simplement.
Tomás ouvrit la bouche, prêt à lui demander de quoi il avait peur, mais il se tut avant ; la réponse était si évidente. Et ce fut à cet instant, au moment même où il réprima la question qu’il avait au bord des lèvres, qu’il comprit que quelque chose de nouveau venait d’arriver. Pour la première fois, son père lui ouvrait son cœur. Comme si, à cette seconde précise, une transformation s’était opérée, comme si quelque chose avait fendu la muraille qui les séparait, comme si un pont s’était établi entre deux rives injoignables, comme si le fossé entre père et fils s’était finalement refermé. Le grand homme, le génie des mathématiques qui vivait entouré d’équations, de logarithmes, de formules et de théorèmes, descendait sur terre et touchait son fils.
— Je comprends, se borna à dire Tomás.
Son père secoua la tête.
— Non, mon fils. Tu ne comprends pas. Nous vivons comme si notre vie était éternelle, comme si la mort était quelque chose qui n’arrivait qu’aux autres, une menace si lointaine que ça ne vaut pas la peine d’y penser. Pour nous, la mort n’est qu’une abstraction. En attendant, je me consacre à mes cours et à mes recherches, ta mère se consacre à l’église et aux gens qu’elle voit souffrir aux informations ou dans les séries télé. Toi tu te consacres à gagner ton salaire, à perdre ta femme, aux papyrus, aux stèles et autres reliques insignifiantes. Notre vie est une perpétuelle distraction qui ne nous laisse même pas prendre conscience de ce dont elle distrait. Il regarda par la fenêtre de la cuisine et considéra les clients assis à une terrasse, là-bas, sur la place do Comércio. Au fond, les gens traversent la vie comme des somnambules, ils poursuivent ce qui n’est pas important, ils veulent de l’argent et de la notoriété, ils envient les autres et s’emballent pour des choses qui n’en valent pas la peine. Ils mènent des vies dépourvues de sens. Ils se bornent à dormir, à manger et à s’inventer des problèmes qui les tiennent occupés. Ils privilégient l’accessoire et oublient l’essentiel, dit-il en hochant la tête. Mais le problème est que la mort n’est pas une abstraction. En réalité, elle est juste là, au coin de la rue. Un jour surgit un médecin qui nous dit : « vous allez mourir ». Et c’est là, quand soudain le cauchemar devient insupportable, qu’on se réveille enfin.
— Tu t’es réveillé ?
Manuel se leva de table, déposa son assiette vide dans l’évier et ouvrit le robinet.
— Oui, je me suis réveillé. Il referma le robinet et revint s’asseoir à table. Je me suis réveillé pour vivre, peut-être, mes derniers moments, dit-il en regardant vers l’évier. Je me suis réveillé pour voir la vie s’écouler comme l’eau qui disparaît par ce trou. Parfois, je suis pris d’une rage folle contre ce qui m’arrive. Je me demande : pourquoi moi ? Il y a tellement de gens qui courent les rues, tellement de gens qui ne fichent rien, pour quelle raison faut-il que cela tombe sur moi ? Tiens, l’autre jour encore je me rendais à l’hôpital et j’ai croisé Chico la Goutte. Tu te souviens de lui ?
— Qui ?
— Chico la Goutte.
— Non, je ne vois pas…
— Mais si, tu le connais. C’est ce vieux qui passe ses journées à boire et qu’on voit parfois tituber dans la rue, complètement saoul, toujours en guenilles.
— Ah oui ! Je vois qui c’est, je me souviens de l’avoir croisé quand j’étais gamin. Il est encore vivant ?
— Vivant ? Le bonhomme se porte comme un charme ! Il est toujours rond comme une barrique, il n’a jamais rien fait dans la vie, il sent mauvais, il crache par terre et bat sa femme… Bref, c’est un vaurien, un… parasite ! Eh bien, je l’ai croisé et je me suis dit : mais pourquoi diable n’est-ce pas lui qui est malade ? Quel est donc ce Dieu qui inflige une aussi grave maladie à quelqu’un comme moi et qui laisse en paix un pareil fumiste, avec une santé de fer ? Il écarquilla les yeux. Quand j’y pense, ça me met en rage !
— Tu ne peux pas voir les choses comme ça, papa…
— Mais c’est injuste ! Je sais bien qu’il ne faut pas juger les choses ainsi, et qu’il est immoral de souhaiter que notre malheur frappe les autres, mais enfin, quand je considère mon état et que je vois la santé que respire un type comme Chico la Goutte, excuse-moi mais je ne peux pas m’empêcher d’être en colère !
— Je comprends.
— D’un autre côté, j’ai conscience que je ne dois pas laisser ce sentiment de révolte me dominer. Je sens désormais que mon temps est précieux, tu comprends ? Il faut que j’en profite pour revoir ma ligne de conduite et mes priorités, pour m’occuper de ce qui est vraiment important, pour écarter ce qui est insignifiant et faire la paix avec moi-même et le monde. Il fit un geste vague. J’ai passé trop de temps enfermé en moi-même, ignorant ta mère, t’ignorant toi, ignorant ta femme et ta fille, tournant le dos à tout, excepté aux mathématiques qui me passionnaient. Maintenant que je sais que je peux mourir, je sens que j’ai traversé la vie comme si j’avais été anesthésié, comme si j’avais dormi, comme si, en réalité, je ne l’avais pas vécue. Et cela aussi me révolte. Comment ai-je pu être aussi stupide ? Il baissa le ton, chuchotant presque. C’est pourquoi je veux rattraper le temps perdu. Il baissa la tête et regarda sa poitrine. Mais je ne sais pas si cette chose m’en laissera le temps.
Tomás resta sans voix. Jamais il n’avait entendu son père s’interroger sur la vie ni sur la manière dont il l’avait vécue, sur les erreurs qu’il avait commises, sur les personnes qu’il aurait dû aimer et auxquelles il s’était dérobé. Au fond, son père lui parlait de leur propre relation, des jeux qu’ils n’avaient pas faits ensemble, des histoires qu’il ne lui avait pas lues au lit, des passes de ballons qu’ils n’avaient pas échangées, de tout ce qu’ils n’avaient pas partagé. C’était donc sa propre attitude envers son fils que le père remettait indirectement en question. Tomás resta silencieux, sans savoir quoi répondre ; il ressentait seulement un grand et poignant désir d’avoir une seconde chance, d’être dans une prochaine vie le fils de ce père et que ce père soit un vrai père pour son fils. Oui, comme ça serait bien d’avoir une seconde chance.