— Il te reste peut-être plus de temps que tu ne penses, s’entendit-il dire. Peut-être que notre corps meurt, mais que notre âme survit et que tu peux, une fois réincarné, corriger les erreurs de cette vie. Est-ce que tu crois à ça, papa ?
— À quoi ? À la réincarnation ?
— Oui. Est-ce que tu y crois ?
Manuel Noronha esquissa un sourire triste.
— J’aimerais y croire, bien sûr. Qui n’aimerait pas, étant dans ma position, croire à une telle chose ? La survie de l’âme. La possibilité qu’elle se réincarne plus tard dans un autre corps et que l’on puisse revivre à nouveau. Quelle belle idée. Il hocha la tête. Seulement, je suis un homme de science et j’ai le devoir de combattre l’illusion.
— Que veux-tu dire par là ? Tu penses que l’âme ne peut pas survivre ?
— Mais qu’est-ce que l’âme au juste ?
— C’est… je ne sais pas… une force vitale, l’esprit qui nous anime.
Le vieux mathématicien regarda son fils pendant un moment.
— Écoute, Tomás. Regarde-moi. Que vois-tu ?
— Je vois mon père.
— Tu vois un corps.
— Oui.
— C’est mon corps. Je me réfère à lui comme si je disais : c’est ma télévision, c’est ma voiture, c’est mon stylo. Dans ce cas, il s’agit de mon corps. C’est une chose qui est à moi, c’est ma propriété. Il plaqua sa main sur la poitrine. Mais si je dis que ce corps est à moi, j’admets par-là même que je suis distinct de celui-ci. Il est à moi, mais il n’est pas moi. Alors, que suis-je ? Il toucha son front du doigt. Je suis mes pensées, mon expérience, mes sentiments. Voilà ce qui me constitue. Je suis une conscience. Mais alors, est-ce cette conscience, ce « je » qui est moi, qu’on appelle l’âme ?
— Heu… oui, je suppose que oui.
— Le problème c’est que ce « je » qui me constitue est le produit de substances chimiques qui circulent dans mon corps, de transmissions électriques entre mes neurones, d’hérédités génétiques codifiées dans mon ADN, et d’innombrables facteurs extérieurs et intrinsèques qui déterminent ce que je suis. Mon cerveau est une complexe machine électrochimique qui fonctionne comme un ordinateur et ma conscience, cette notion que j’ai de mon existence, est une sorte de programme. Tu comprends ? D’une certaine façon, et littéralement, la cervelle est le hardware, la conscience le software. Ce qui pose naturellement quelques questions intéressantes. Est-ce qu’un ordinateur peut avoir une âme ? Et si l’être humain est un ordinateur très complexe, peut-il lui-même avoir une âme ? Quand tous les circuits sont morts, l’âme survit-elle ? Et où donc survit-elle ?
— Eh bien… elle s’élève du corps et s’en va vers… comment dire… vers…
— Elle s’en va vers le ciel ?
— Non, elle s’en va vers… vers une autre dimension.
— Mais de quoi est faite cette âme qui s’élève du corps ? D’atomes ?
— Non, je ne crois pas. Ce doit être une substance incorporelle.
— Sans atomes ?
— J’imagine que non. C’est un… esprit.
— Bien, cela m’amène à formuler une autre question, observa le mathématicien. Est-ce qu’un jour, dans un avenir lointain, mon âme se souviendra de ma vie actuelle ?
— Oui, il paraît que oui.
— Mais ça n’a pas de sens, tu ne crois pas ?
— Pourquoi ?
— Réfléchis, Tomás. Quel est le fondement de notre conscience ? Comment sais-je que je suis moi, que je suis un professeur de mathématiques, que je suis ton père et le mari de ta mère ? Que je suis né à Castelo Branco et que je suis presque chauve ? Qu’est-ce qui fait que je sais tout de moi ?
— Tu te connais à cause de ce que tu as vécu, de ce que tu as fait et de ce que tu as dit, de ce que tu as entendu, vu et appris.
— Exact. Je sais que je suis moi parce que j’ai la mémoire de moi-même, de tout ce qui m’est arrivé, jusqu’à cette dernière seconde. Je ne suis que la mémoire de moi-même. Et où est logée cette mémoire ?
— Dans le cerveau, bien sûr.
— Tout juste. Ma mémoire est logée dans mon cerveau, stockée dans des cellules. Ces cellules font partie de mon corps. Et c’est là tout le problème. Lorsque mon corps meurt, les cellules de ma mémoire cessent d’être alimentées par l’oxygène et périssent également. Ainsi s’éteint toute ma mémoire, le souvenir de ce que je suis. Si tel est le cas, comment diable l’âme peut-elle se souvenir de ma vie ? Si l’âme n’a pas d’atomes, elle ne saurait conserver aucune cellule de ma mémoire, n’est-ce pas ? De toute façon, les cellules où la mémoire de ma vie était enregistrée sont, elles aussi, déjà mortes. Dans ces conditions, comment l’âme se rappellerait-elle quoi que ce soit ? Tout ça ne te semble-t-il pas un peu absurde ?
— Mais papa, tu parles comme si nous n’étions que des machines, des ordinateurs. Il écarta les mains comme s’il proférait une évidence. J’ai une bonne nouvelle à t’annoncer. Nous ne sommes pas des ordinateurs, nous sommes des individus, des êtres vivants.
— Ah oui ? Et quelle est la différence entre les deux ?
— Eh bien, nous pensons, nous sentons, nous vivons. Pas les ordinateurs.
— En es-tu bien sûr ?
— Mais enfin, papa ! Les êtres vivants sont biologiques, les ordinateurs se réduisent à des circuits.
Manuel Noronha leva les yeux au plafond, comme s’il s’adressait à quelqu’un.
— Et dire que ce garçon a obtenu un doctorat à l’université…
Tomás hésita.
— Pourquoi tu dis ça ?
— Rassure-toi, mon fils, tu as dit ce que n’importe quel biologiste dirait. Mais, si tu demandais à un biologiste ce qu’est la vie, il te répondrait à peu près ceci : la vie est un ensemble de processus complexes fondés sur l’« atome de carbone ». Mais attention ! Même le plus lyrique des biologistes reconnaîtrait, pourtant, que l’expression-clé de cette définition n’est pas « atome de carbone », mais « processus complexes ». Il est vrai que tous les êtres vivants que nous connaissons sont constitués par des atomes de carbone, mais ce n’est pas cela qui est véritablement structurant pour la définition de la vie. Il y a des biochimistes qui admettent que les premières formes de vie sur la terre ne reposent pas sur les atomes de carbone, mais sur les cristaux. Les atomes ne sont que la matière qui rend la vie possible. Peu importe qu’il s’agisse d’un atome A ou d’un atome B. Imagine qu’il y ait un atome A dans ma tête et que, pour quelque raison, il soit remplacé par un atome B. Est-ce que je cesserais d’être moi pour autant ? Je ne crois pas, dit-il en secouant la tête. Ce qui fait que je suis moi, c’est un agencement, une structure d’informations. Autrement dit, ce ne sont pas les atomes, mais la manière dont ils sont organisés. Il toussa avant de pouvoir reprendre. Sais-tu d’où vient la vie ?
— Elle vient d’où ?
— Elle vient de la matière.
— Quelle grande nouvelle !
— Tu ne comprends pas où je veux en venir. Il frappa du doigt sur la table. Les atomes qui composent mon corps sont exactement les mêmes que les atomes qui composent cette table ou n’importe quelle galaxie lointaine. Ils sont tous pareils. La différence est dans la façon dont ils s’organisent. Selon toi, qu’est-ce qui organise les atomes de manière à former des cellules vivantes ?