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— Mais ils n’ont pas d’intelligence.

— Ni les oiseaux, ni les sauterelles. Il fit la moue. Ou plutôt, les oiseaux, les sauterelles et les ordinateurs ont une intelligence. Ce qu’ils n’ont pas, c’est notre intelligence. Mais, dans le cas des ordinateurs par exemple, rien ne dit que, d’ici cent ans, ils ne seront pas dotés d’une intelligence égale ou supérieure à la nôtre. Et, s’ils atteignent notre degré d’intelligence, tu peux être sûr qu’ils développeront des émotions et des sentiments et qu’ils deviendront conscients.

— Ça, je n’y crois pas.

— Qu’ils puissent avoir des émotions et devenir conscients ?

— Oui. Je n’y crois pas.

Manuel Noronha fut pris d’une soudaine quinte de toux, une toux si violente qu’elle donnait l’impression qu’il allait cracher ses poumons. Son fils l’aida à se remettre, en lui donnant de l’eau pour le calmer. Lorsque la quinte cessa, Tomás regarda son père d’un air inquiet.

— Tu te sens mieux, papa ?

— Oui.

— Et si tu allais t’allonger un peu ? Peut-être que…

— Je me sens mieux, ne t’en fais pas, riposta le vieux mathématicien.

— Tu es sûr ?

— Je me sens mieux, je me sens mieux, insista-t-il, en reprenant son souffle. Où en étions-nous ?

— Oh, peu importe.

— Non, non. Je veux terminer mon explication, c’est important.

Tomás hésita, puis fit un effort de mémoire.

— Je te disais que je ne croyais pas que les ordinateurs puissent avoir des émotions et une conscience.

— Ah oui, s’exclama Manuel, en retrouvant le fil de son raisonnement. Tu penses que les ordinateurs ne peuvent pas avoir d’émotions, c’est ça ?

— Oui. Ni émotions, ni conscience.

— Eh bien tu te trompes. Il inspira profondément et recouvrit sa respiration normale. Tu sais, les émotions et la conscience résultent d’un certain degré d’intelligence. Or, qu’est-ce que l’intelligence ?

— L’intelligence, c’est la capacité de faire des raisonnements complexes, je crois.

— Exact. Autrement dit, l’intelligence est une forme élevée de complexité. Et il n’est pas nécessaire d’atteindre le degré d’intelligence humaine pour qu’il existe une conscience. Par exemple, les chiens sont beaucoup moins intelligents que les hommes, mais, si tu demandes à un maître si son chien a des émotions et une conscience des choses, il te dira oui sans hésiter. Le chien a des émotions et une conscience. Par conséquent, les émotions et la conscience sont des mécanismes qui existent à partir d’un certain degré de complexité de l’intelligence.

— Donc, selon toi, quand les ordinateurs atteindront ce degré de complexité, il deviendront émotifs et conscients ?

— Sans le moindre doute.

— J’ai du mal à le croire.

— Tu as du mal, tout comme la plupart des gens qui ne sont pas concernés par le problème. L’idée que les machines puissent avoir une conscience choque le commun des mortels. Et, pourtant, la plupart des scientifiques qui réfléchissent à la question admettent qu’il soit possible de rendre conscient une intelligence simulée.

— Mais tu crois vraiment, papa, qu’il est possible de rendre un ordinateur intelligent ? Qu’il puisse penser uniquement par lui-même ?

— Bien entendu. D’ailleurs, les ordinateurs sont déjà intelligents. Ils ne sont pas aussi intelligents que les humains, mais ils le sont plus qu’un ver de terre par exemple. Or, qu’est-ce qui distingue l’intelligence humaine de celle d’un ver de terre ? La complexité. Notre cerveau est beaucoup plus complexe que le sien. Tous deux obéissent aux mêmes principes, tous deux ont des synapses et des liaisons, sauf que le cerveau humain est incommensurablement plus complexe que celui du ver de terre… Sais-tu ce qu’est un cerveau ?

— C’est ce que nous avons sous le crâne ?

— Un cerveau est une masse organique qui fonctionne exactement comme un circuit électrique. Au lieu d’avoir des fils, il a des neurones, au lieu d’avoir des puces, il a de la matière grise, mais c’est absolument la même chose. Son fonctionnement est déterministe. Les cellules nerveuses déclenchent une impulsion électrique en direction du bras selon un ordre spécifique, à travers un circuit de courants prédéfinis. Un circuit différent produirait l’émission d’une impulsion différente. Exactement comme un ordinateur. Je veux dire par là que, si on parvenait à rendre le cerveau de l’ordinateur beaucoup plus complexe qu’il ne l’est actuellement, on pourrait le faire fonctionner à notre niveau.

— Mais est-il possible de le rendre aussi intelligent que celui des humains ?

— En théorie, rien ne s’y oppose. Du reste, les ordinateurs dépassent déjà les humains en termes de vitesse de calcul. Là où ils présentent de grosses déficiences, c’est dans la créativité. L’un des pères de l’ordinateur, un Anglais nommé Alan Turing, a établi que le jour où l’on parviendra à entretenir avec un ordinateur une conversation tout à fait identique à celle qu’on peut avoir avec n’importe quel être humain, alors ce sera le signe que l’ordinateur pense, la preuve qu’il a une intelligence de notre niveau.

Tomás afficha un air sceptique.

— Mais est-ce vraiment possible ?

— Bien… Il est vrai que, durant très longtemps, les scientifiques ont pensé le contraire, à cause d’un problème de mathématique très ardu. Tu sais, nous, les mathématiciens, nous croyons toujours que Dieu est un mathématicien et que l’univers est structuré selon des équations mathématiques. Ces équations, aussi complexes soient-elles, sont toutes résolubles. Si on ne parvient pas à en résoudre une, cela vient non pas du fait qu’elle est irrésoluble, mais de l’incapacité de l’intellect humain à la résoudre.

— Je ne vois pas où tu veux en venir…

— Tu vas comprendre, reprit le père. La question de savoir si les ordinateurs peuvent ou non acquérir une conscience est liée à un problème de mathématique, celui des paradoxes autoréférentiels. Par exemple, si je te déclare ceci : je ne dis que des mensonges. Ne relèves-tu pas quelque anomalie ?

— Où ça ?

— Dans cette phrase que je viens de formuler : Je ne dis que des mensonges.

Tomás se mit à rire.

— C’est une grande vérité.

Son père le regarda d’un air condescendant.

— Dans ce cas, s’il est vrai que je ne dis que des mensonges, alors, disant par-là même une vérité, je ne dis pas que des mensonges. Si l’affirmation est vraie, elle contient en elle-même sa propre contradiction, dit-il en souriant, satisfait de lui. Pendant très longtemps, on a pensé qu’il s’agissait là d’un simple problème sémantique, résultant des limites du langage humain. Mais, quand cet énoncé a été transposé en formule mathématique, la contradiction s’est maintenue. Les mathématiciens ont cherché durant très longtemps à résoudre le problème, avec toujours cette conviction qu’il était soluble. Cette illusion a été dissipée en 1931 par un mathématicien du nom de Kurt Gödel, qui a formulé deux théorèmes dits de l’incomplétude. Les théorèmes de l’incomplétude sont considérés comme l’un des faits intellectuels majeurs du XXe siècle. Ils ont laissé les mathématiciens en état de choc. Il hésita. C’est un peu compliqué d’expliquer en quoi consistent ces théorèmes, mais il est important que tu saches…