— Essaie.
— Que j’essaie quoi ? D’expliquer les théorèmes de l’incomplétude ?
— Oui.
— Ce n’est pas facile, dit-il, en hochant la tête. Il remplit d’air sa poitrine, comme s’il cherchait à puiser du courage. La question essentielle est que Gödel a prouvé qu’il n’existe aucun fondement général qui démontre la cohérence des mathématiques. Il y a des affirmations qui sont vraies, mais non démontrables à l’intérieur du système. Cette découverte a eu de profondes conséquences, en révélant les limites des mathématiques, introduisant ainsi une subtilité inconnue dans l’architecture de l’univers.
— Mais quel est le rapport avec les ordinateurs ?
— C’est très simple. Les théorèmes de Gödel suggèrent que les ordinateurs, aussi sophistiqués soient-ils, seront toujours confrontés à des limites. Bien qu’il ne puisse montrer la cohérence d’un système mathématique, l’être humain parvient à comprendre que de nombreuses affirmations à l’intérieur du système sont vraies. Mais l’ordinateur, placé devant une telle contradiction irrésoluble, bloquera. Par conséquent, les ordinateurs ne pourront jamais égaler les êtres humains.
— Ah, je comprends ! s’exclama Tomás, l’air satisfait. Finalement, tu me donnes raison, papa…
— Pas nécessairement, dit le vieux mathématicien. La grande question est que nous pouvons présenter à l’ordinateur une formule que nous savons être vraie, mais que l’ordinateur, lui, ne peut pas prouver comme étant vraie. C’est exact. Mais il est aussi exact que l’ordinateur peut faire la même chose. La formule n’est indémontrable que pour celui qui travaille à l’intérieur du système, tu comprends ? Seul celui qui se trouve hors du système peut prouver la formule. C’est valable pour un ordinateur comme pour un être humain. Conclusion : il est possible qu’un ordinateur puisse être aussi intelligent que nous, sinon plus.
Tomás soupira.
— Tout ça pour prouver quoi ?
— Tout ça pour te prouver que nous ne sommes que des ordinateurs très sophistiqués. Crois-tu que les ordinateurs puissent avoir une âme ?
— Pas que je sache, non.
— Alors, si nous sommes des ordinateurs très sophistiqués, nous ne pouvons pas non plus en avoir. Notre conscience, nos émotions, tout ce que nous sentons est le résultat de la sophistication de notre structure. Quand nous mourons, les puces de notre mémoire et de notre intelligence disparaissent et nous nous éteignons. Il respira profondément et s’appuya contre le dossier de sa chaise. L’âme, mon cher fils, n’est qu’une invention, une merveilleuse illusion créée par notre ardent désir d’échapper à la mort.
VI
Ariana Pakravan guettait Tomás près de la sortie des passagers, sous le terminal du vieil aéroport international de Mehrabad. Durant quelques instants, pourtant, le nouvel arrivant se sentit désorienté, cherchant parmi la multitude de tchadors noirs ou colorés le visage familier qui s’obstinait à ne pas apparaître ; et ce ne fut que lorsqu’Ariana s’approcha de lui et lui toucha le bras que l’historien se sentit rassuré. Il eut du mal à reconnaître son hôte sous le voile islamique qui l’enveloppait et ne put s’empêcher d’être troublé par la différence entre cette femme coiffée d’un foulard vert et l’Iranienne sophistiquée avec laquelle il avait déjeuné au Caire une semaine auparavant.
— Salam, professeur, salua la voix sensuelle, en lui souhaitant la bienvenue. Khosh amadin !
— Bonjour, Ariana. Comment allez-vous ?
Le Portugais hésita, ignorant s’il devait se pencher pour l’embrasser sur les joues ou s’il y avait une autre forme de salut plus appropriée dans ce pays aux coutumes si radicales. L’Iranienne résolut le problème, en lui tendant la main.
— Votre vol s’est bien passé ?
— Très bien, dit Tomás, en roulant des yeux. J’étais au bord de l’évanouissement à chaque turbulence. Mais, à part ça, tout s’est bien passé.
Ariana rit.
— Vous avez peur en avion, c’est ça ?
— Pas vraiment peur, disons que je ressens… une appréhension. Je passe mon temps à me moquer de ma mère parce qu’elle a peur de prendre l’avion, mais en réalité je suis comme elle, voyez-vous ? J’ai hérité de son gène.
L’Iranienne l’inspecta et vérifia qu’il n’était suivi par aucun porteur.
— Vous n’avez pas d’autres bagages ?
— Non. Je voyage toujours léger.
— Très bien. Alors, allons-y.
La femme le conduisit vers une file d’attente à la sortie de l’aéroport, le long du trottoir. Le nouvel arrivant regarda devant lui et vit des voitures orange qui prenaient des passagers.
— On prend un taxi ?
— Oui.
— Vous n’avez pas de voiture ?
— Professeur, nous sommes en Iran, dit-elle, sur un ton toujours jovial. Les femmes qui conduisent ici ne sont pas vraiment bien vues.
— Fichtre.
Ils s’installèrent sur la banquette arrière du taxi, une Paykan en ruine, et Ariana se pencha vers le chauffeur.
— Lotfan, man o bebarin be hotel Simorgh.
— Bale.
Tomás ne comprit que le mot hotel.
— Quel est le nom de l’hôtel ?
— Le Simorgh, répondit Ariana. Le meilleur de tous.
Le chauffeur tourna la tête en arrière.
— Darbast mikhayin ?
— Bale, rétorqua la femme.
Tomás se montra curieux.
— Qu’a-t-il dit ?
— Il me demandait si nous voulions le taxi rien que pour nous.
— Le taxi rien que pour nous ? Je ne comprends pas…
— C’est une coutume iranienne. Les taxis, bien que déjà occupés par des passagers, s’arrêtent en chemin pour en prendre d’autres. Si on veut garder le taxi rien que pour soi, il faut payer la différence entre le prix de sa course et celui qu’auraient payé d’autres passagers si le chauffeur les avait pris.
— Ah. Que lui avez-vous répondu ?
— Je lui ai dit oui, affirma l’Iranienne. Nous voulions le taxi rien que pour nous.
Ariana ôta son voile et, comme un phare éclairant la nuit, la perfection des traits de son visage éblouit les yeux du Portugais. Tomás avait déjà oublié combien cette femme était belle, avec ses lèvres pulpeuses, ses yeux caramel, son teint éclatant, son charme exotique. Le professeur se força à détourner le regard vers la vitre, pour ne pas rester là, béat, devant la beauté de son visage.
Téhéran défilait sous ses yeux, ses rues encombrées de voitures, des immeubles qui s’étendaient jusqu’à l’horizon ; la ville était une forêt de ciment, laide, désordonnée, grise, recouverte d’une brume poisseuse qui flottait dans l’air comme un spectre blafard. Une crête pâle et resplendissante, comme un banc de nuages éclairé par le soleil.
— C’est l’étoile polaire de Téhéran, expliqua Ariana.
— L’étoile polaire ?
L’Iranienne sourit, enjouée.
— Oui, c’est ainsi que nous appelons les montagnes Elbourz, répondit-elle en regardant au loin la cordillère. Elles s’étendent sur tout le nord de la ville, toujours couvertes de neige, même en été. Quand on est perdu, on les cherche au-dessus des toits et, dès qu’on aperçoit les pics neigeux, on sait où se trouve le nord.