— Mais on les distingue mal…
— C’est à cause du smog. La pollution dans cette ville est terrible, vous savez ? Pire qu’au Caire. Parfois, on ne voit presque plus les montagnes, alors qu’elles sont si hautes et si proches.
— C’est vrai qu’elles paraissent hautes.
— Le pic le plus élevé est celui du mont Damavand, là-bas à droite. Il s’élève à plus de cinq mille mètres d’altitude et, à chaque fois que…
— Attention !
Une voiture blanche déboulant de la droite parut foncer sur le taxi. Alors que le choc semblait inévitable, le taxi fit une embardée vers la gauche, heurtant presque une camionnette qui freina et klaxonna furieusement, puis il se rabattit, évitant de peu la collision.
— Qu’y a-t-il ? demanda Ariana.
Le Portugais soupira de soulagement.
— Nous l’avons échappé belle.
L’Iranienne rit.
— Ne vous en faites pas. C’est normal.
— Normal ?
— Oui. Mais il est vrai que les étrangers, même les plus habitués au trafic chaotique des villes du Moyen-Orient, sont effrayés quand ils débarquent ici. On roule un peu vite, c’est sûr, et les visiteurs ont droit chaque jour à deux ou trois grandes frayeurs. Mais il n’arrive jamais rien, au dernier moment tout rentre dans l’ordre, vous verrez.
Tomás observa la circulation compacte et rapide, une lueur d’appréhension dans les yeux.
— Vous croyez ? demanda-t-il d’une voix dubitative.
— Non, je ne crois pas. J’en suis sûre. Relax, ça va aller.
Mais Tomás n’arrivait pas à se détendre et il passa le reste du trajet à surveiller d’un œil inquiet cette circulation infernale. En moins de vingt minutes, il s’aperçut que personne ne mettait son clignotant pour tourner à gauche ou à droite, rares étaient ceux qui consultaient leur rétroviseur avant de changer de direction, plus rares encore ceux qui portaient leur ceinture de sécurité ; tous roulaient à une vitesse excessive et les klaxons et les couinements des freins étaient des bruits naturels et permanents, un véritable concert sur le goudron. Le comble se produisit sur l’autoroute, la Fazl ol-Lahnuri, quand il vit une voiture s’engager brusquement sur la voie d’en face et avancer quelques centaines de mètres à contresens, avant de tourner vers un chemin de terre.
Cependant, comme Ariana l’avait prévu, ils arrivèrent sains et saufs à l’hôtel. Le Simorgh était un luxueux hôtel cinq étoiles, avec une réception de qualité. L’Iranienne l’aida à remplir le registre et le laissa devant la porte de l’ascenseur.
— Reposez-vous un peu, lui recommanda-t-elle. Je viendrai vous chercher à 18 heures pour vous emmener dîner.
La chambre était finement décorée. Après avoir posé son sac à terre, Tomás s’approcha de la fenêtre et contempla Téhéran ; la ville était dominée par des immeubles de mauvais goût et d’élégants minarets qui s’élevaient au-dessus des bâtiments incolores. Au fond, s’étendaient les montagnes protectrices Elbourz, dont les sommets enneigés scintillaient comme des joyaux.
Il s’assit sur le lit et consulta la brochure plastifiée du Simorgh, où étaient énumérés les services de luxe proposés aux clients ; principalement un jacuzzi, une salle de sport et une piscine, avec des horaires différents pour les hommes et les femmes. Il se pencha et ouvrit la porte du minibar. Il y avait des bouteilles d’eau minérale et des sodas, y compris du Coca-Cola, mais ce qui lui fit vraiment plaisir, fut de découvrir une bière Delster bien fraîche. Sans plus attendre, il ouvrit la canette et la porta à sa bouche.
— Pouah !
Il faillit cracher le liquide ; ça n’avait pas le goût de bière, mais plutôt celui d’un mauvais cidre. Probablement sans alcool.
Le téléphone sonna.
— Allo ? répondit Tomás.
— Allo ? répliqua une voix masculine à l’autre bout du fil. Professeur Tomás Noronha ?
— Oui ?
— Vous êtes content d’être en Iran ?
— Comment ?
— Vous êtes content d’être en Iran ?
— Ah, comprit Tomás. Heu… Je suis ici pour faire beaucoup d’achats.
— Très bien, répondit la voix, satisfaite d’entendre cette phrase. On se voit demain ?
— Si je peux, oui.
— J’ai de beaux tapis pour vous.
— Oui, oui.
— À un bon prix.
— Parfait.
— Je vous attendrai.
Il raccrocha.
Tomás resta un long moment, le téléphone dans la main, à regarder le combiné, à reconstituer la conversation, à se remémorer chaque mot, à interpréter l’intonation de chaque phrase. L’homme à l’autre bout du fil avait parlé en anglais avec un fort accent local, nul doute qu’il s’agissait d’un Iranien. Bien sûr, se dit l’historien, en hochant légèrement la tête. Bien sûr. Il est logique que l’homme de la CIA à Téhéran soit un Iranien.
Lorsque la porte de l’ascenseur s’ouvrit et que Tomás s’avança dans le hall de l’hôtel, Ariana l’attendait déjà, assise sur un canapé, près d’un grand vase, devant une tasse de thé vert posée sur la table. L’Iranienne portait un hejab différent, avec un pantalon large qui flottait autour de ses longues jambes, un maqna’e de couleur sur la tête et une cape en soie qui enveloppait son corps curviligne.
— On y va ?
Cette fois, ils parcoururent Téhéran dans une voiture avec chauffeur, un homme silencieux coiffé d’une casquette. Ariana expliqua que l’avenue où se situait l’hôtel, la Valiasr, se prolongeait sur vingt kilomètres, depuis le sud jusqu’au pied des Elbourz, traversant la partie nord de la ville ; la Valiasr constituait l’axe autour duquel se dressait le Téhéran moderne, avec ses cafés à la mode, ses restaurants de luxe et ses bâtiments diplomatiques.
Ils mirent longtemps à traverser la capitale avant d’atteindre le pied des montagnes. La voiture grimpa le versant rocheux et entra dans un jardin paysager, protégé par de grands arbres. Derrière se dressait la muraille escarpée des Elbourz, tout en bas s’étendait la fourmilière en béton de Téhéran, à droite le soleil prenait la teinte orangée du crépuscule.
La voiture se gara dans le jardin et Ariana conduisit Tomás vers un bâtiment aux immenses fenêtres et entouré de balcons ; c’était un restaurant turc. L’établissement jouissait d’une vue magnifique sur la ville, qu’ils apprécièrent un moment ; mais comme le jour tombait sur la vallée, une brise froide se mit à souffler et ils ne s’attardèrent pas dehors.
Une fois dans le restaurant, ils s’assirent à la fenêtre, Téhéran à leurs pieds. L’Iranienne commanda un mirza ghasemi végétarien pour elle et conseilla à son invité un broke, suggestion qui fut aussitôt acceptée. Tomás voulait goûter ce plat de viande garni de pommes de terre et de légumes.
— Ça ne vous gêne pas ce foulard sur la tête ? demanda le Portugais, en attendant qu’ils soient servis.
— Mon hejab ?
— Oui. Il ne vous gêne pas ?
— Non, c’est une question d’habitude.
— Mais pour quelqu’un qui a fait ses études à Paris et qui a adopté les mœurs occidentales, ça ne doit pas être facile…
Ariana prit un air interrogatif.
— Comment savez-vous que j’ai fait mes études à Paris ?
Tomás écarquilla les yeux, horrifié. Il venait de commettre une terrible erreur. Il se rappela que cette information lui avait été communiquée par Don Snyder, ce qu’il ne pouvait évidemment pas révéler.