Выбрать главу

— Vous êtes professeur universitaire ?

— Oui. Je m’appelle Parsa Khani, j’enseigne la littérature anglaise.

— Que faites-vous ici ?

— Oh, la routine. Je suis accusé d’avoir collaboré avec des journaux pro-réformistes, de dire du mal de cet idiot de Khamenei et d’appuyer l’ancien président Khatami.

— Et c’est un crime ?

Le vieux haussa les épaules.

— Les fanatiques jugent que oui. Il rajusta ses lunettes. Mais la première fois, je ne me suis pas retrouvé ici, vous savez ?

— Ici, où ?

— Dans cette prison. La première fois, ce n’était pas à Evin.

— Erin ?

— Evin, corrigea Parsa. Ici, c’est la prison d’Evin, vous ne le saviez pas ?

— Non. Cette ville s’appelle Evin ?

L’Iranien rit.

— Non, non. Ici, c’est la prison d’Evin, au nord de Téhéran. C’est une prison redoutée. Elle a été construite dans les années 1970 par le Shah et elle était sous le contrôle de sa police secrète, le SAVAK. Quand survint la Révolution islamique, en 1979, la prison fut officiellement placée sous l’autorité du Bureau national des Prisons. Mais seulement officiellement. Aujourd’hui, tout ça s’est transformé en une sorte d’ONU des divers pouvoirs en Iran. L’Autorité judiciaire contrôle la section 240 de la prison, la Garde révolutionnaire commande la section 325, et le ministère des Informations et de la Sécurité dirige la section 209. Sans compter qu’ils se font concurrence entre eux et il arrive parfois qu’ils interrogent les prisonniers des uns et des autres. C’est une pagaille sans nom.

— Dans quelle section nous trouvons-nous ?

— Nous sommes dans une section mixte. J’ai été arrêté par les imbéciles de la Garde révolutionnaire et c’est eux qui me maintiennent ici. Et vous, qui vous a arrêté ?

— Je ne sais pas.

— Pour quelle motif vous a-t-on écroué ?

— J’ai été arrêté dans les locaux du ministère de la Science pendant la nuit. C’est un vaste malentendu, j’espère qu’ils vont me libérer très vite.

— À l’intérieur du ministère ? Ce n’était pas de l’espionnage ?

— Bien sûr que non.

Parsa fit une moue avec la bouche.

— Hum, alors ça doit relever du délit commun, considéra-t-il. Dans ce cas, je pense que vous êtes ici sous la tutelle de l’Autorité judiciaire.

Tomás s’emmitoufla dans sa chemise de détenu, en quête de chaleur.

— Croyez-vous qu’ils me laisseront contacter une ambassade de l’Union européenne ?

Le vieux se remit à rire, mais sans gaieté.

— Si vous avez de la chance, oui, s’exclama-t-il. Mais seulement après vous avoir pressé comme un citron.

— Comment ça, me presser comme un citron ?

L’Iranien soupira, le regard las.

— Écoutez, monsieur…

— Tomás.

— Écoutez, monsieur Tomás. Vous êtes maintenant dans la prison d’Evin, un des lieux les plus déplaisants d’Iran. Avez-vous une idée de ce qui se passe ici ?

— … Non.

— Pour vous donner une idée, je peux vous dire que mon premier passage ici, à Evin, a été inauguré par une séance de gifles. J’ai vite compris qu’il ne s’agissait là que d’un léger traitement préliminaire, car aussitôt après j’ai eu le droit au chicken kebab. Savez-vous ce qu’est un chicken kebab ?

— Non.

— Vous n’avez jamais mangé un kebab dans un restaurant iranien, monsieur Tomás ?

— Ah, si, reconnut l’historien. Les kebabs, j’en suis dégoûté…

— Ici aussi ils vous servent du chicken kebab.

— Ah, oui ?

— Oui. Sauf qu’ici, à Evin, le chicken kebab n’est pas un mets « gastronomique ». C’est le nom donné à une méthode d’interrogatoire.

— Ah.

— D’abord ils vous lient les mains et les pieds, puis ils vous attachent les poignets aux chevilles et passent une grosse barre de fer entre vos épaules et vos genoux, si bien qu’on se retrouve presque en position fœtale. Ils soulèvent la barre en l’air, la suspendent à un crochet et vous restez là pendu, tout tordu, comme un poulet sur la broche. Et ensuite, ils vous frappent.

Tomás eut l’air horrifié.

— On vous a fait ça ?

— Oui, j’y suis passé.

— Pour avoir critiqué le président ?

— Non, non. Pour avoir défendu le président.

— Pour avoir défendu le président ?

— Oui. Khatami était à ce moment-là le président qui voulait faire des réformes pour mettre fin aux excès de tous ces fanatiques religieux, ces fous qui nous polluent l’existence chaque jour, en glorifiant l’ignorance.

— Et le président ne peut pas vous faire libérer ?

Parsa secoua la tête.

— Ce n’est plus lui le président, maintenant c’est un radical qui est aux commandes. Mais peu importe. Car en réalité, lorsqu’il était à la tête de la présidence, Khatami n’avait aucun pouvoir sur ces imbéciles. Je sais que ça paraît insensé, mais c’est ainsi que les choses fonctionnent dans ce pays. Ce n’est pas comme en Irak, vous savez, où Saddam commandait et tout le monde filait doux. Ici c’est différent. Tenez, en 2003, par exemple, le président Khatami ordonna une inspection dans cette prison. Ses hommes de confiance sont arrivés ici et ont voulu visiter la section 209. Savez-vous ce qui s’est passé ?

— Non.

— Les sbires du ministère des Informations et de la Sécurité ne les ont pas laissés entrer.

— Ils ne les ont pas laissés entrer ?

— Non.

— Et qu’ont fait les hommes du président ?

— Eh bien ! Ils sont repartis la queue entre les jambes, naturellement. Il fit un geste de résignation. C’est pour que vous sachiez un peu qui commande dans ce pays.

— Incroyable !

— Il se passe ici, à Evin, les choses les plus affreuses et personne ne peut rien faire.

— Comme cette torture que vous avez subie…

— Oui, le chicken kebab. Mais il y a pire. Une fois, j’ai eu le droit au carrousel. Savez-vous ce qu’est le carrousel ?

— Non…

— Ils m’ont attaché sur le dos à un lit en forme de Y. Puis ils l’ont fait tourner à toute vitesse et, tout en chantant, ils me frappaient partout. Il respira profondément. J’ai vomi tout mon dîner.

— Mon Dieu !

Le vieux désigna un de ses compagnons de cellule, un garçon squelettique, aux yeux cernés.

— Faramarz, lui, s’est retrouvé dans une posture bien embarrassante, dit-il. On l’a pendu par les pieds au plafond d’une pièce, on lui a accroché un poids aux testicules, et on l’a laissé là suspendu pendant trois heures, la tête toujours en bas.

Tomás observa, d’un œil épouvanté, l’air maladif de Faramarz.

— Vous croyez… qu’ils peuvent me faire la même chose ?

Parsa se rassit.

— Tout dépend de ce qu’ils penseront de votre présence dans les locaux du ministère de la Science, indiqua-t-il, en passant la langue sur ses lèvres fines. S’ils jugent que vous étiez en train de commettre un vol, peut-être qu’ils vous briseront les mains à coups de marteau et que vous serez ensuite condamné à quelques années de prison. S’ils pensent que vous vous livriez à de l’espionnage… Eh bien, je ne veux même pas l’imaginer.