Выбрать главу

L’historien sentit un frisson lui parcourir l’échine et commença à se demander s’il n’eut pas mieux valu utiliser la seringue que Bagheri lui tendait.

— Même en étant étranger, vous pensez…

— Surtout en étant étranger, coupa Parsa. Et je suis sûr d’une chose. Il pointa du doigt son interlocuteur. Vous n’échapperez pas à la pire des tortures.

Tomás sentit son cœur se serrer.

— … Vous croyez ?

— Tout le monde y passe. C’est la plus efficace.

— Et c’est… c’est quoi ?

— Le cercueil.

— C’est-à-dire ?

— D’aucuns l’appellent le cercueil, d’autres la torture blanche. Quel que soit l’homme, il finira par céder. Tous cèdent. Certains résistent quelques jours, d’autres tiennent trois mois, mais tous finissent par avouer. Et s’ils n’avouent pas ici à Evin, on les transfère à la prison 59, qui est bien pire. Là-bas, tous les prisonniers finissent par avouer. Ils avouent ce qu’ils ont fait, ils avouent ce qu’ils auraient aimé faire et ils avouent ce qu’ils n’ont pas fait. Ils avouent tout ce qu’on leur demande.

— Et… qu’est-ce qu’on leur fait ?

— Où ?

— Dans ce cercueil.

— Dans le cercueil ? Rien.

— Pardon ?

— Rien !

— On ne leur fait rien ? Je ne comprends pas.

— Le cercueil est une cellule isolée. On dirait un cercueil. Imaginez ce que ça doit être de vivre des jours et des jours dans un compartiment très étroit, presque de la dimension d’un cercueil, sans parler à personne ni entendre le moindre bruit. Ainsi décrit ça n’a l’air de rien. Surtout comparé au carrousel ou au chicken kebab. Mais subir ça…

— C’est si dur que ça ?

— Ça vous rend fou. Les cercueils existent dans les sections, mais, comme je vous l’ai dit, les pires ne sont pas ceux d’Evin. Les pires sont ceux des centres de détention.

— Des centres de détention ?

— Les journaux les appellent nahadeh movazi, ou institutions parallèles. Ils sont tellement clandestins qu’ils ne figurent pas dans la loi, bien qu’ils soient mentionnés dans la presse et même au parlement. Ils appartiennent aux milices basiji ou au Ansar-e Hezbollah ou à divers services secrets. Ils ne sont pas répertoriés en tant que prisons, ils n’enregistrent pas les noms des prisonniers et les autorités gouvernementales n’ont pas accès aux informations concernant leur budget et leur organisation. Les députés et le président Khatami ont essayé d’en finir avec les nahadeh movazi, mais ils n’ont pas réussi.

— Comment est-ce possible ?

Parsa leva les yeux au ciel, comme s’il s’adressait à une entité divine.

— Seulement en Iran, mon cher ami, soupira-t-il. Seulement en Iran.

— Vous vous êtes déjà retrouvé dans l’un de ces endroits ?

— Bien sûr que oui. À vrai dire, lors de ma première arrestation, je n’ai pas été conduit ici, à Evin. On m’a envoyé directement à la prison 59.

— Ah, c’est donc finalement une prison.

— On l’appelle prison 59 ou eshraat abad, mais elle n’est pas répertoriée comme prison. C’est la plus célèbre des nahadeh movazi.

— Elle est ici à Téhéran ?

— Oui, la prison 59 se trouve dans un complexe situé sur l’avenue Valiasr et elle est contrôlée par le Sepah, les services d’informations de la Garde révolutionnaire. Les cercueils de ce centre de détention sont les pires de tous. À côté, ceux d’ici sont de somptueux mausolées. Vous n’imaginez pas combien c’est horrible. On devient fou en une seule nuit.

Presque malgré lui, Tomás imaginait à chaque instant chacune des situations qui lui étaient décrites.

— Ils… ils ont l’habitude d’y envoyer des étrangers ? demanda-t-il, inquiet.

— Ils y envoient qui bon leur semble. Et quand on entre dans la prison 59, on cesse d’exister. Ici, à Evin, il y a encore un registre des prisonniers. Là-bas, aucun registre n’est tenu. Un individu y entre et peut ensuite réapparaître ou disparaître pour toujours, personne n’en tiendra compte.

— Je vois.

— Je n’ai donc qu’un seul conseil à vous donner.

Il fit une pause.

— Lequel ?

— Si vous avez quelque chose à avouer, faites-le tout de suite, dit le vieux, d’une voix lasse. Vous entendez ?

— Oui.

— Vous vous épargnerez beaucoup de souffrances.

Confiné dans cette cellule immonde, respirant un mélange nauséabond de relents de moisi, d’urine et de fèces, Tomás passa toute la nuit et la matinée suivantes à réfléchir à ce qu’il allait dire ou non lorsqu’on l’interrogerait. De toute évidence, il ne pourrait jamais avouer qu’il travaillait pour la CIA, une telle révélation revenant à signer sa propre sentence de mort.

Placé ainsi devant l’impossibilité de dire la vérité, il lui restait le grand problème d’expliquer l’inexplicable : justifier l’ouverture du coffre par effraction et la présence de Bagheri à ses côtés. Il semblait à l’historien que, lors de sa capture, son compagnon iranien avait été tué, mais il ne pouvait en être sûr et courait le risque que Bagheri soit toujours vivant et qu’il présente une version des faits qui le compromettrait. Du reste, même si Bagheri était mort, sa présence serait toujours un embarras, jamais il ne pourrait donner une explication convaincante du fait d’avoir été pris avec lui. D’autre part, même si l’homme de la CIA avait succombé, la police pourrait toujours l’identifier et enquêter sur ses relations. Les Iraniens pourraient interroger sa famille et ses amis et fouiller son domicile. Il n’y avait aucun moyen de savoir ce qu’ils découvriraient, mais il était fort probable qu’ils fassent le lien entre Bagheri et l’agence secrète américaine. Et, s’ils le faisaient, la question suivante ne ferait aucun doute. Pourquoi Tomás se trouvait-il avec un agent de la CIA, à minuit, au ministère de la Science, après avoir forcé un coffre abritant un document hautement secret ? Et Babak, le chauffeur, avait-il été arrêté ? Si oui, que révèlerait-il ? Si non, pouvait-il être retrouvé ?

— Qu’est-ce qui vous préoccupe ? demanda Parsa.

— Tout ! s’exclama Tomás.

— On dirait que vous vous parlez à vous-même…

— C’est l’interrogatoire. Je me concentre sur ce que je vais dire.

— Dites la vérité, conseilla le vieux une fois encore. Vous vous épargnerez d’inutiles souffrances…

Comment dire à un inconnu qu’il lui était impossible de dire la vérité. Parsa sembla le comprendre, car il détourna aussitôt la tête et fixa la lumière du jour qui filtrait par les grilles de la fenêtre.

— Mais si vous ne pouvez pas dire la vérité, ajouta-t-il immédiatement, je vais vous donner un conseil.

— Lequel ?

— Ne croyez à rien de ce qu’ils vous diront. Vous entendez ? Ne croyez à rien. Il fixa sur Tomás ses yeux brillants. La première fois, quand je me suis retrouvé dans la prison 59, ils m’ont annoncé que le président Khatami s’était enfui du pays et que mes filles, arrêtées et interrogées, avaient révélé des choses très graves sur mon compte. Ils m’ont dit tout ça avec l’air le plus crédible du monde et ils m’ont demandé de signer une déposition, en affirmant que c’était le mieux pour moi, l’unique façon d’obtenir le pardon. Quand plus tard j’ai été libéré, je me suis aperçu que rien de ce qu’ils m’avaient dit n’était vrai. Le président était toujours en fonction, et mes filles n’avaient jamais été emprisonnées.