— Alors ? demanda une voix familière. Vous êtes-vous bien amusé dans l’enferadi ?
C’était à nouveau le colonel Salman Kazemi.
— Où ?
— Dans l’enferadi. Le mitard.
— J’exige qu’on me laisse parler avec un diplomate de l’Union européenne.
L’officier se mit à rire.
— Encore ? s’exclama-t-il. Vous n’avez toujours pas renoncé à cette rengaine ?
— J’ai le droit de parler à un diplomate.
— Vous n’avez que le droit de tout avouer. Au bout de trois jours d’enferadi, êtes-vous disposé à parler ?
— Trois jours ? Je suis resté enfermé trois jours ?
— Oui. Certains pensent que rester dans le cercueil durant trois jours, c’est suffisant. Est-ce que ça vous a suffi ?
— Je veux parler avec un diplomate européen.
Il y eut un silence et le colonel soupira de lassitude, à bout de patience.
— Je vois que ça ne vous a pas suffi, dit-il, sur le ton réservé habituellement aux enfants. Vous savez, je pense qu’ici, à Evin, nous sommes bien bons. Trop bons même. Et notre défaut, c’est d’être aussi sentimentaux et respectueux des droits de lascars comme vous, qui mériteraient seulement qu’on leur crache dessus. Il soupira de nouveau. Enfin. On l’entendit griffonner quelque chose. Je viens à l’instant de signer votre ordre de sortie, annonça le colonel. Fichez-moi le camp d’ici.
Tomás n’en croyait pas ses oreilles.
— Vous… vous allez me libérer ?
Kazemi partit d’un rire sonore.
— Bien sûr que oui. D’ailleurs, je l’ai déjà fait.
— Je peux donc sortir ?
— Vous pouvez et devez. À partir de ce moment, vous ne dépendez plus d’Evin. Dehors.
L’historien se leva, incrédule mais plein d’espoir.
— Et quand allez-vous m’enlever ce bandeau sur les yeux ?
— Ah, ça on ne vous l’enlève pas.
— Vous ne me l’enlevez pas ? Mais pourquoi ?
— C’est simple. Je viens de signer votre ordre de sortie. Désormais, vous n’êtes plus sous la tutelle de la prison d’Evin. Vous allez quitter cet établissement et, une fois franchie cette porte là-bas, ce qui pourra vous arriver ne relève plus de notre responsabilité.
— Que voulez-vous dire par là ?
Des mains empoignèrent brutalement Tomás, le poussant hors de la pièce. Traîné violemment dans le couloir, l’historien eut encore le temps d’entendre Kazemi répondre avec dérision à sa dernière question.
— Amusez-vous bien à la prison 59.
Une main baissa la tête bandée de Tomás et l’historien fut jeté dans une voiture. D’après l’agencement de l’habitacle, il lui sembla être assis à l’arrière, mais aussitôt les inconnus l’attrapèrent et le roulèrent au pied de la banquette, avant de s’installer et de poser leurs chaussures sur Tomás dans une posture humiliante, comme des chasseurs de safari posant avec leur trophée pour une photo souvenir.
La voiture démarra et s’enfonça dans les rues de Téhéran. Tomás sentit les rayons du soleil frapper sa nuque et entendit l’orchestre des klaxons et des moteurs de la circulation chaotique de cette ville. La voiture tournait à gauche puis à droite, le secouant dans sa position aussi inconfortable que mortifiante, et l’historien dut réprimer un accès de larmes, ne voyant pas comment échapper à cet enfer.
Quel imbécile, pensait-il, tandis que son corps entravé était ballotté par les embardées de la voiture. Il ne devait pas avoir toute sa raison le jour où il avait accepté d’écouter l’Américain de l’ambassade et s’était laissé entraîner dans ce bourbier. Si c’était à refaire, pensa-t-il, je n’aurais jamais rien accepté ; les Américains n’avaient qu’à trouver un autre idiot pour sauver le monde et les Iraniens un autre nigaud pour déchiffrer les énigmes laissées par Einstein. Mais il était trop tard pour se lamenter, Tomás le savait. Du reste, lorsqu’on prend une décision, ce n’est jamais avec les données à venir, mais avec celles qui sont à notre portée sur le moment et c’est avec ça qu’il nous faut vivre. D’un autre côté, raisonna-t-il, peut-être que le plus important…
Un brusque coup de frein interrompit sa réflexion.
La voiture pila et des cris retentirent à l’avant, ceux du chauffeur vociférant des injures en farsi, tandis que les hommes qui piétinaient Tomás à l’arrière éructèrent des ordres en cascades, dans une grande confusion. Couché au pied de la banquette, l’historien entendit d’autres coups de frein et le bruit sourd de portières qui claquaient. Tout à coup, l’arrière de leur propre voiture s’ouvrit et il entendit une voix qui braillait en farsi. Les geôliers répondirent sur un ton humble, ils avaient l’air intimidés, au grand étonnement de Tomás, qui fut encore plus surpris quand, soudain, une main lui arracha le bandeau sur ses yeux, laissant la lumière du jour l’envahir.
— Vite ! ordonna une voix iranienne en anglais. Nous n’avons pas beaucoup de temps.
— Hein ? Quoi… qu’est-ce qui se passe ?
Quelqu’un se mit alors à toucher les menottes de Tomás. Il lui sembla d’abord qu’on tripotait la chaînette, mais il comprit aussitôt après qu’on glissait une clé dans la serrure, puis il sentit ses mains détachées.
— Venez, ordonna la même voix. Vite, vite !
Tomás leva la tête et vit un homme cagoulé qui le tirait hors du véhicule. L’individu était armé d’un revolver et entraîna l’historien dans une petite voiture blanche qui se trouvait garée à côté. Le trafic était complètement à l’arrêt, des coups de klaxon retentissaient de toutes parts ; les passants regardaient la scène hébétés, tandis que d’autres hommes armés et cagoulés surveillaient le périmètre de sécurité autour de la voiture. Une fois Tomás installé sur la banquette arrière, la portière se referma bruyamment et la voiture blanche se mit en route, disparaissant aussitôt dans une ruelle latérale.
Toute l’opération n’avait pas duré plus d’une centaine de secondes.
Le chauffeur avait des mâchoires proéminentes et une grosse moustache noire, avec des mains velues fermement accrochées au volant. Dès qu’il sentit son cœur se calmer et les choses revenir doucement à la normale, Tomás se pencha en avant et lui toucha l’épaule.
— Où allons-nous ? demanda-t-il.
L’homme le regarda à son tour, presque surpris que le passager s’adresse à lui.
— Hein ?
— Où allons-nous ?
L’Iranien secoua la tête.
— Ingilisi balad nistam.
— Vous ne parlez pas anglais. Ingilisi ? Na ingilisi ?
— Na, confirma l’homme, presque satisfait de se faire comprendre. Ingilisi balad nistam. Il se frappa la poitrine. Esman Sabbar e.
— Quoi ?
Il se frappa de nouveau les pectoraux.
— Sabbar, répéta-t-il. Sabbar. Esman Sabbar e.
— Ah. Tu t’appelles Sabbar ? Sabbar ?
Le chauffeur afficha un sourire édenté.
— Bale. Sabbar.
La voiture emprunta des rues successives, tournant à gauche ou à droite dans un rythme soutenu. Sabbar semblait attentif à tout ce qui se passait alentour, les yeux livrés à un incessant va-et-vient entre le rétroviseur et le parcours, le trottoir et la rue, les places et les carrefours, s’assurant qu’ils n’étaient ni suivis ni observés par personne.