Ils arrivèrent près d’une sorte de garage plein de voitures mais sans mécaniciens, et le chauffeur y entra. Sabbar descendit de voiture et ferma le portail pour couper tout contact avec l’extérieur et se mettre à l’abri des regards. Il fit signe à Tomás de descendre à son tour et le conduisit vers une vieille Mercedes noire garée à proximité. Il ouvrit le coffre de la grosse voiture et en sortit un grand tissu noir, qu’il tendit à l’historien.
— C’est pour moi ?
— Bale, rétorqua Sabbar, en lui faisant signe d’enfiler le vêtement.
Tomás déploya l’étoffe et sourit lorsqu’il s’aperçut de quoi il s’agissait. C’était un tchador. Le voile était complètement noir, sans doute l’un des plus conservateurs et laids qu’on pût trouver sur le marché, avec des rectangles de dentelle pour les yeux et la bouche.
— Très rusé, commenta-t-il. Vous voulez me faire passer pour une femme, c’est ça ?
— Bale, insista le chauffeur.
Tomás revêtit le tchador et se tourna vers Sabbar, les mains sur les hanches sous le voile.
— Alors ? Ça me va bien ?
L’Iranien le toisa lentement et gloussa.
— Khandedar e.
L’historien ne comprit pas la réponse, mais supposa, d’après l’air amusé du chauffeur, que sa tenue faisait illusion. Il se recroquevilla et s’installa sur la banquette arrière de la Mercedes noire. Sabbar enfila une casquette de chauffeur, rouvrit le portail, monta dans la voiture, sortit du garage, referma le portail et dirigea la Mercedes vers le centre de Téhéran, il avait l’air à présent du chauffeur d’une riche et conservatrice matrone iranienne.
Tandis que la voiture roulait, Tomás baissa la vitre et laissa pénétrer l’air pollué par les gaz d’échappement. Malgré l’épaisse étoffe qui le recouvrait, en ne le laissant voir le monde qu’à travers le maillage serré qui masquait son visage, il respira profondément et sentit, presque extasié, le parfum de la liberté. Ce voile obscurantiste l’aurait gêné dans d’autres circonstances, il aurait manqué d’air, suffoqué ; mais pas là, pas à ce moment précis, pas après avoir passé trois jours muré dans un cercueil en ciment et la dernière heure les yeux bandés, sans savoir s’il reverrait jamais la lumière du jour, le ciel bleu, les nuages cotonneux, la pulsation alerte d’une ville débordante de vie.
Comme c’était bon la liberté.
Il sentit un poids tomber de ses épaules, une tension se relâcher dans sa poitrine, et il savoura, enivré et exalté, la délicieuse et grisante amertume de ce moment de libération. Il était libre. Libre. Il lui semblait à présent émerger d’un cauchemar, l’aventure qu’il venait de vivre lui paraissait si incroyable et irréelle qu’il se demanda même si elle n’était pas le fruit de son imagination. Mais si c’était un cauchemar, il venait de se réveiller ; et si c’était la réalité, il en était à présent libéré. Quoi qu’il en fût, l’air de la rue lui saturait les narines d’un relent nauséabond de gasoil brûlé et jamais une odeur aussi repoussante ne lui avait fait l’effet d’un tel parfum.
La Mercedes parcourut les rues de Téhéran durant plus de vingt minutes. Elle traversa la zone du souk et longea le magnifique complexe du palais Golestan, avec ses somptueuses façades, ses superbes tours et coupoles, des structures ouvragées se dressant parmi la verdure d’un jardin soigneusement entretenu.
Après avoir dépassé le palais, la voiture contourna la place Imaù Khomeini et s’engagea sur une longue avenue, parallèle à un vaste parc arboré. Lorsqu’elle atteignit le bout du parc, la voiture tourna à droite et se gara lentement près d’un immeuble neuf. Jouant son rôle de chauffeur de luxe, Sabbar descendit de voiture et alla ouvrir la portière arrière, en s’inclinant au moment où la silhouette noire de la matrone iranienne posa le pied à terre.
Le chauffeur conduisit ensuite la silhouette en tchador jusqu’à la porte de l’immeuble et pressa un bouton sur le tableau métallique de l’interphone. Une voix électrique se fit entendre et Sabbar s’identifia. Un bourdonnement fit claquer la serrure de la porte qui s’ouvrit. L’Iranien regarda Tomás et esquissa un geste de la tête, demandant à l’historien de le suivre. Ils entrèrent dans le hall de l’immeuble, appelèrent l’ascenseur et montèrent jusqu’au deuxième étage.
Une Iranienne rondelette, vêtue d’une légère shalwar kameez dorée, les attendait sur le palier.
— Bienvenue professeur, salua-t-elle. Je suis heureuse de vous voir libre.
— Pas autant que moi, soyez en sûr.
La femme sourit.
— J’imagine.
Ils entrèrent dans un appartement et Sabbar disparut dans le couloir. L’Iranienne grassouillette fit signe à Tomás d’entrer dans le salon et de s’installer sur le canapé.
— Vous pouvez retirer le tchador, si vous voulez, dit-elle.
— Oh oui, je le veux ! s’exclama Tomás.
Il pencha son buste et remonta le long tissu noir jusqu’à que sa tête apparaisse, les cheveux en bataille, enfin délivrée de cette gangue.
— Vous vous sentez mieux ?
— Beaucoup mieux, soupira l’historien.
Il se laissa tomber dans le canapé et chercha à se détendre.
— Où sommes-nous ?
— Dans le centre de Téhéran. Près du parc Shahr.
Il regarda par la fenêtre. Les arbres se profilaient à quelques centaines de mètres de là, le vert apaisant des feuillages contrastant avec le gris froid de la ville.
— Pouvez-vous m’expliquer ce qui se passe ? Qui êtes-vous ?
L’Iranienne sourit avec bonhomie.
— Mon nom est Hamideh, mais je crains de n’être pas autorisée à vous expliquer quoi que ce soit. Dans un moment quelqu’un arrivera et répondra à toutes vos questions.
— Qui ?
— Soyez patient, dit-elle, en baissant les yeux. Désirez-vous manger quelque chose ?
— J’en rêverais ! Je meurs de faim, s’exclama-t-il. Que puis-je vous demander ?
— Voyons… laissez-moi réfléchir, dit-elle en hésitant. Nous avons du bandemjun et aussi du ghorme sabzi.
— Tout ! Je veux bien tout ce que vous me proposez.
Hamideh se leva et disparut dans le couloir, laissant Tomás seul dans le salon. L’historien se sentit exténué et ferma les yeux, s’efforçant de se reposer un peu.
Un bruit le réveilla aussitôt. Quelqu’un avait sonné à la porte.
Un deuxième coup de sonnette retentit.
Tomás entendit dans le couloir un pas lourd s’approcher et aperçut la plantureuse silhouette d’Hamideh se diriger vers le vestibule de l’appartement, juste en face du salon. L’Iranienne prit le combiné de l’interphone et échangea quelques paroles en farsi. Elle reposa ensuite le combiné et tourna la tête vers Tomás.
— La personne qui vous expliquera tout arrive.
Hamideh tira le verrou de sûreté, entrouvrit la porte et repartit dans le couloir en direction de la cuisine.
Tomás resta assis sur le canapé, dans l’expectative, les yeux rivés à cette porte entrebâillée, l’attention fixée sur ce qui allait se passer. Il entendit l’ascenseur descendre, s’arrêter, puis remonter. Il vit le voyant de l’ascenseur s’allumer au moment où la cabine s’arrêta dans une secousse et que la porte s’ouvrit dans un claquement. Celui qui devait tout expliquer fut d’abord une silhouette, une ombre, puis une personne bien réelle.
Ils se regardèrent.
Ce qui surprit le plus Tomás fut de ne ressentir aucune surprise. Comme s’il avait toujours su que les choses finiraient ainsi, comme si le cauchemar s’était transformé en rêve, et que celui-ci n’était finalement que le dénouement naturel de tout ce qu’il avait vécu au cours de cette dernière et intense semaine.