— Oui. Il a été blessé lors de l’arrestation et il est mort quelques heures après, à l’hôpital.
— Le pauvre.
— Vous l’aviez rencontré au souk ?
— Oui. Il m’a dit être un expert en cambriolage. Votre refus de me montrer le manuscrit ou de me révéler son contenu, ajouté aux soupçons américains concernant le programme nucléaire iranien, m’ont fait craindre le pire. Je vous voulais savoir à tout prix dans quel projet j’étais impliqué. Si bien que j’ai fini par l’engager. Il fit un geste vague. La suite, vous la connaissez.
— Hum, murmura Ariana. Le moins que l’on puisse dire, c’est que vous avez été imprudent, Tomás.
— Vous avez raison, approuva-t-il, assis sur le canapé. Puis il se pencha en avant, comme s’il venait d’avoir une idée. Laissez-moi à mon tour vous poser une question délicate.
— Allez-y.
— De quoi traite au juste le manuscrit d’Einstein ?
— Excusez-moi, mais je ne peux rien vous dire. C’est une chose de vous sauver, c’en est une autre de trahir mon pays.
— Vous avez raison. N’en parlons plus. D’un revers de main, il balaya le sujet. Mais peut-être pourriez-vous m’éclairer sur un autre point ?
— Lequel ?
— Qu’est-il arrivé au professeur Siza ?
L’Iranienne haussa un sourcil.
— Comment savez-vous qu’il y a un lien entre le professeur Siza et nous ?
— Je suis peut-être distrait, mais pas stupide.
Ariana eût l’air embarrassée.
— Là non plus, je ne peux rien vous dire, désolée.
— Pourquoi ? Ça ne pousse pas à trahir votre pays, il me semble.
— Ce n’est pas ça, rétorqua-t-elle. Le problème, c’est que si mes chefs s’aperçoivent que vous en savez bien plus qu’il ne convient, leurs soupçons finiront par retomber sur moi.
— Vous avez raison, vous avez raison. N’en parlons plus.
— Mais il y a une chose que je peux vous dire.
— Laquelle ?
— Hôtel Orchard.
— Comment ?
— Il y a un lien entre le professeur Siza et l’hôtel Orchard.
— L’hôtel Orchard ? Et où se trouve-t-il ?
— Je n’en ai pas la moindre idée, répliqua Ariana. Mais le nom de cet hôtel était écrit au crayon, de la main du professeur Siza, au dos d’une page du manuscrit d’Einstein.
— Ah, oui ? s’étonna Tomás. Curieux…
Ariana tourna son visage vers la fenêtre et soupira. Le soleil se couchait derrière la crête des immeubles, rayant le ciel bleu de veines pourpres et violettes et projetant d’étranges ombres sur les nuages qui flottaient au-dessus de la ville.
— Il faut qu’on vous sorte d’ici, articula-t-elle, fixant toujours la fenêtre, d’une voix chargée d’angoisse.
— De cet appartement ?
— D’Iran. Elle regarda Tomás. Votre présence constitue maintenant un grand danger pour vous, pour moi et pour tous mes amis qui m’ont aidée à vous libérer.
— Je comprends.
— Le problème, c’est que ça va être difficile de vous faire quitter le pays.
L’historien plissa le front.
— Je connais un moyen.
— Qu’est-ce que vous dites ?
— Je connais un moyen.
— Lequel ?
— Mossa avait tout organisé et m’avait communiqué les éléments essentiels. Il y a un bateau de pêche qui m’attend dans une ville portuaire iranienne.
— Ah, oui ? Où ça ?
— … J’ai oublié le nom.
— C’est dans le golfe persique ?
— Non, non. C’est au nord.
— Au bord de la mer Caspienne ?
— Oui. Mais je ne me souviens pas du nom de l’endroit. Il fit un effort de mémoire. Merde ! J’aurais du le noter quelque part.
— À Nur peut-être ?
— Non, ce n’est pas ça. Je me rappelle que c’était un nom assez long.
— Mahmud Abad ?
— Je ne sais pas… Peut-être, je n’en suis pas sûr… Je me souviens qu’il était question des ruines de Charlemagne ou d’Alexandre le Grand…
— La muraille d’Alexandre ?
— Oui, ce doit être ça. Est-ce que ça vous dit quelque chose ?
— Bien sûr. La muraille d’Alexandre marque les limites de la civilisation et se situe près de la frontière du Turkménistan. Elle relie la région des montagnes Golestân à la mer Caspienne.
— Elle a été construite par Alexandre le Grand, non ?
— C’est ce que prétend la légende, mais c’est faux. La muraille a été bâtie aux environs du VIe siècle, on ne sait pas bien par qui.
— Et y a-t-il une ville portuaire à proximité ?
Ariana se leva et alla ouvrir une armoire. Elle prit un atlas sur une étagère et rejoignit sa place, avant d’ouvrir l’énorme volume à la page de l’Iran. Elle suivit la ligne côtière de la mer Caspienne et s’arrêta sur le port le plus proche de la muraille.
— Bandar-e Torkaman ?
— … Oui, je crois que c’est ça ! Tomás alla s’asseoir près d’elle et se pencha sur la carte. Montrez-moi.
L’Iranienne posa le doigt sur le point de la carte signalant la ville.
— C’est ici.
— C’est bien ça, répéta Tomás, avec davantage de conviction. Bandar-e Torkaman.
— Et que se passe-t-il à Bandar-e Torkaman ?
— Il y a un bateau qui m’y attend… du moins j’espère.
— Quel bateau ?
— Je crois que c’est un chalutier, mais je n’en suis pas sûr.
— Il y a beaucoup de chalutiers sur la mer Caspienne. Si vous le voyez, vous l’identifierez ?
Il fit un nouvel effort de mémoire.
— C’est un nom très court, semblable à celui de la capitale de… de l’Azerbaïdjan ou…
— Bakou ?
— Voilà ! Bakou ! C’est le nom du bateau.
Ariana examina à nouveau la carte.
— Il n’y a pas de temps à perdre, dit-elle. Nous devons vous y emmener le plus vite possible.
— Vous pensez qu’on pourrait partir demain ?
Ariana écarquilla les yeux et le fixa avec intensité.
— Demain ?
— Oui.
— Non, Tomás, ça ne peut pas être demain.
— Alors quand ? Avant la fin de la semaine ?
Ariana secoua la tête, une soudaine expression de mélancolie voilant ses yeux.
— Dans dix minutes.
Au moment des adieux, ils s’embrassèrent amicalement, observés par les yeux vigilants d’Hamideh et de Sabbar. Tomás aurait tout donné pour un moment d’intimité, rien qu’un instant ; il aurait voulu s’enfermer dans un coin et lui dire adieu sans contrainte. Mais l’historien savait qu’on était en Iran, où de tels gestes, dans de telles circonstances, seraient inadmissibles. Et s’il y avait une chose qu’il ne souhaitait pas, c’était mettre Ariana dans l’embarras. Il lui donna deux tendres baisers sur les joues et fit un effort pour ne pas la serrer dans ses bras.
— Vous m’écrirez ? demanda-t-elle à voix basse, en se mordant la lèvre inférieure.
— Oui.
— Vous me le promettez ?
— Je vous le promets.
— Vous me le jurez sur la tête d’Allah ?
— Je vous le jure sur votre tête.
— Sur la mienne ?
— Oui. Vous valez plus qu’Allah. Bien plus.
Au moment de sortir, il s’efforça de ne pas se retourner. Il suivit Sabbar jusqu’à l’ascenseur et entendit la porte de l’appartement claquer derrière lui.
Il garda le silence, pensif, triste, et il entra dans l’ascenseur sans dire un mot ; plié entre ses mains, il tenait distraitement le tissu rêche d’un tchador noir qu’Hamideh lui avait remis, quelques instants auparavant, pour le voyage.