Le port de Bandar-e Torkaman.
Trois bateaux de pêche se balançaient doucement sur les eaux tranquilles de la mer Caspienne, le golfe de Gorgán s’étendait derrière comme un immense tableau impressionniste. Un relent tenace de sel et de marée flottait le long de la plage et le cri mélancolique des mouettes résonnait au-dessus de la mer calme. L’alliance du bruit et l’odeur faisait de ce lieu un endroit familier, Tomás n’était jamais venu ici mais il avait l’impression de le connaître depuis toujours, il lui suffisait de respirer l’air marin et d’entendre les mouettes pour se sentir chez lui.
L’historien s’approcha de l’eau, sous son pesant tchador, et, à travers le maillage asphyxiant qui lui bouchait le visage, il s’efforça de déchiffrer ce qui était écrit sur la coque de chaque embarcation. Le premier bateau affichait des caractères arabes qui le désespérèrent ; était-ce le nom qu’il cherchait, rédigé en alphabet arabe ? Sabbar le rejoignit et lut l’inscription sur le bois.
— Anahita.
Ce n’était pas celui-là.
Tomás fit encore une centaine de pas et s’approcha du deuxième bateau de pêche, un petit chalutier rouge et blanc, ancré près du rivage, avec ses filets étendus au soleil et des mouettes voltigeant au-dessus. Il chercha les caractères arabes, mais n’eut pas besoin de l’aide de Sabbar, car le nom sur la coque était en caractères romains.
Bakou.
C’était celui-là.
Incapable de supporter plus longtemps son tchador, Tomás l’ôta avec impatience et s’en débarrassa en le jetant à terre. Il sentit alors la brise marine caresser son visage en sueur et ses cheveux ébouriffés ; il ferma les yeux, s’abandonnant à l’étreinte du vent. Soulagé, ses narines inhalaient l’arôme salé du salut, ses poumons inspiraient la fraîcheur de la marée, ses pieds pataugeaient dans la bave blanche laissée par l’écume ; le souffle du vent lui sembla être l’haleine de Dieu, le doux murmure de la nature l’accueillant en son sein, le geste tendre d’une mère aimante, la liberté qui enfin l’enlaçait.
Passé ce moment d’extase, il rouvrit les yeux, fixa le chalutier, et plaça devant sa bouche ses mains en porte-voix.
— Ohééé ! héla-t-il.
Le cri résonna sur la surface des eaux et effraya les mouettes, qui s’envolèrent dans un même mouvement, comme un nuage sombre et bas. Elles tracèrent un vigoureux demi-cercle dans le ciel, en une élégante chorégraphie ; tournoyant avec frénésie et répondant à la voix humaine par des cris nerveux, presque hystériques.
— Ohééé ! insista-t-il.
Une tête apparut sur le pont du Bakou.
— Chikar mikonin ? demanda le pêcheur au loin.
Encouragé, Tomás gonfla ses poumons d’air.
— Mohammed ?
Le pêcheur hésita.
— Ye lahze shabr konin, dit-il pour finir, faisant signe au Portugais d’attendre.
La tête de l’homme disparut. Tomás resta là à observer le bateau de pêche en silence, impatient, priant presque pour que les choses se passent comme prévu. Le chalutier ondulait au rythme nonchalant des vagues, comme une balançoire, une fragile coquille entraînée dans une danse langoureuse, un lent ballet ponctué par le cri nostalgique des mouettes et le chuchotement des eaux qui léchaient le sable dans leurs va-et-vient incessants.
Le pêcheur réapparut trente secondes plus tard, suivi d’une autre personne. Cette fois, ce fut le deuxième homme qui parla, mais en anglais.
— Je suis Mohammed. Puis-je vous aider ?
Tomás faillit bondir de joie.
— Oui, vous le pouvez, s’exclama-t-il, en riant de soulagement. Avez-vous l’intention d’aller à La Mecque ?
Malgré la distance, l’historien vit Mohammed sourire.
— Inch’Allah !
XXI
La silhouette minuscule de Sabbar s’estompa au loin, réduite à un petit point sur la plage, disparaissant à mesure que le bateau de pêche cinglait les eaux sombres de la mer Caspienne vers le grand large. Les mouettes volaient bas, escortant le chalutier dans le vain espoir de recueillir encore du poisson, mais les marins restèrent concentrés sur la navigation, les heures de repos consacrées à jouer avec les oiseaux étaient définitivement terminées.
Quelqu’un s’approcha de Tomás. Le Portugais sentit cette présence et tourna la tête. C’était Mohammed. Le capitaine du bateau garda un moment le silence, observant lui aussi l’ombre de Sabbar qui s’évanouissait sur le rivage. Mohammed portait une barbe grisonnante, mais son aspect soigné, sa peau blanche et ses ongles entretenus trahissaient le fait qu’il n’était pas un pêcheur, mais plutôt un homme de la ville.
— Il s’en est fallu de peu, commenta Mohammed. Encore un jour et nous levions l’ancre. Vous avez de la chance de nous avoir trouvés.
— Je sais.
Il fit un geste en direction de la plage déserte, enfin abandonnée par Sabbar.
— Lui aussi est des nôtres ?
— Sabbar ?
— Oui. C’est un de nos hommes ?
— Non.
— Alors qui est-ce ?
— C’est un chauffeur.
— Un chauffeur ? Il haussa un sourcil. Comment ça ? Vous avez été contrôlé ?
Tomás soupira, harassé.
— C’est une longue histoire, dit-il. Mais Sabbar est une des personnes qui m’a sauvé la vie. Sans lui, je ne serai pas ici.
Mohammed ne fit pas d’autres commentaires, même s’il n’appréciait guère les improvisations avec des inconnus ; c’était un manque de professionnalisme. Mais il n’ajouta aucune remarque, sachant que son passager, professionnel ou pas, avait traversé bien des épreuves pour arriver jusqu’à lui, et cela forçait le respect.
Ils restèrent tous deux immobiles à la poupe, respirant à plein poumon et admirant la côte iranienne à la lumière du couchant. L’odeur de la mer était intense. Une forte brise soufflait à présent, couvrant presque les cris des mouettes et l’incessant ronflement du moteur. Des teintes chaudes envahissaient le ciel bleu-pétrole, mais une lumière glaciale baignait la ligne côtière, la longue chaîne enneigée des Elbourz se découpait sur l’horizon à droite, tandis que le soleil au loin épousait la mer.
La nuit tombait.
Saisi par le froid de la brise du nord, le capitaine du bateau se frotta énergiquement les bras, mais sans parvenir à se réchauffer, et s’apprêta à faire demi-tour.
— Je retourne à l’intérieur, annonça-t-il. De toute façon, il est l’heure de contacter la base.
— À Bakou, c’est ça ?
— Non, non.
— Où alors ?
— Langley.
La nuit était tombée sur la mer Caspienne comme un voile oppressant, enveloppant le bateau d’une l’obscurité si profonde qu’elle se confondait avec l’abîme. Seules quelques lueurs à l’horizon signalaient des chalutiers à la manœuvre ou des navires transportant des cargaisons ou des passagers d’une rive à l’autre.
Indifférent au froid, Tomás s’attarda à la proue, il avait vécu trois jours enfermé dans un cercueil en ciment et ce n’est ni un vent glacé ni une nuit noire qui allaient l’empêcher de savourer sa liberté recouvrée, de se plonger dans l’immensité du ciel et de remplir ses poumons de l’air frais apporté par le vent.