— Attendez…
— Le manuscrit est-il en votre possession ?
— Non.
— Avez-vous lu le manuscrit ?
— Heu… non, mais…
— Alors vous avez échoué, répliqua Bellamy, de sa voix cinglante. Les objectifs de votre mission n’ont pas été atteints. Vous avez échoué.
— Je ne dirais pas ça.
— Alors qu’est-ce que vous diriez ?
— Premièrement, l’opération consistant à voler le manuscrit ne relevait pas de ma responsabilité. Vous l’ignorez peut-être, mais je ne suis pas un commando de votre maudite agence et je n’ai pas été entraîné pour jouer les cambrioleurs. Si l’opération a échoué c’est parce que votre homme n’a pas été suffisamment compétent pour la mener à bien.
— Très bien, admit le responsable de la CIA. Mon collègue de la Directorate of Operations va m’entendre.
— Deuxièmement, j’ai une piste concernant l’enlèvement du professeur Siza.
— Vraiment ?
— Oui. C’est le nom d’un hôtel.
— Quel hôtel ?
— Hôtel Orchard.
Bellamy fit une pause, comme s’il prenait note.
— Or… chard, articula-t-il lentement. Et où se trouve-t-il ?
— Je ne sais pas. J’ai seulement le nom.
— Très bien, on va vérifier ça.
— Faites-le, insista Tomás. Troisièmement, bien que n’ayant pas été autorisé à lire le manuscrit d’Einstein, je sais que les Iraniens sont incapables de le déchiffrer.
— Vous en êtes sûr ?
— Oui, c’est ce qu’ils m’ont dit.
— Qui ?
— Comment ?
— Quel est l’Iranien qui vous a dit ça ?
— Ariana Pakravan.
— Ah, la beauté d’Ispahan. Il fit une pause. Est-elle vraiment une déesse au lit ?
— Pardon ?
— Vous m’avez très bien entendu.
— Je ne m’abaisserai pas à répondre.
Bellamy ricana.
— Susceptible, hein ? Je vois que vous êtes amoureux…
Tomás émis un claquement de langue agacé.
— Écoutez, protesta-t-il. Vous voulez entendre ce que j’ai à vous dire ou pas ?
L’Américain changea de ton.
— Continuez.
— Heu… où en étais-je ?
— Vous disiez que les Iraniens ne parvenaient pas à déchiffrer le document.
— Ah, oui, s’exclama Tomás, retrouvant le fil de sa pensée. Le texte du manuscrit les laisse perplexes et, visiblement, ils ne savent pas comment l’interpréter. D’après ce que j’ai compris, les Iraniens pensent que la clé pour décrypter le manuscrit est cachée dans deux messages chiffrés laissés par Einstein.
— Oui…
— Et il se trouve que j’ai eu accès à ces deux messages. Je les ai sur moi.
— Bien, bien.
— Et j’en ai déjà déchiffré un.
Il y eut un court silence.
— Qu’est-ce que je vous disais ! s’exclama Bellamy. Vous êtes un sacré génie !
Tomás rit.
— Je sais.
— Et que dit ce message déchiffré ?
— Eh bien… à vrai dire, je n’ai pas bien compris.
— Que voulez-vous dire par là ? Vous l’avez déchiffré ou pas ?
— Oui, je l’ai déchiffré, confirma-t-il.
En réalité, ce n’était pas Tomás seul qui avait déchiffré le poème, puisque Ariana avait également participé au travail, mais le cryptologue préféra omettre ce détail ; quelque chose lui disait que Bellamy sortirait de ses gonds s’il apprenait que la responsable iranienne du projet Die Gottesformel était au courant de tout.
— Alors ? voulut savoir l’Américain. Qu’en est-il ?
— En fait, j’ai l’impression que le message constitue, lui aussi, une énigme, expliqua le cryptologue. C’est comme une holographie, vous comprenez ? Un message chiffré en cache un autre également chiffré. On a beau les décoder, il en surgit toujours un autre derrière.
— Vous attendiez quoi ? Que ça vous tombe tout cuit dans le bec ?
— Pardon ?
— Je vous demande à quoi vous vous attendiez ? Qu’on vous apporte la solution sur un plateau ? N’oubliez pas que l’auteur de ce document est l’homme le plus intelligent que la terre ait jamais porté. Il est évident que ses énigmes doivent être d’une grande complexité, non ?
— Oui, vous avez peut-être raison.
— Évidemment que j’ai raison, s’impatienta-t-il. Mais dites-moi ce que raconte le message que vous avez déchiffré.
— Un instant, je le cherche.
Tomás tâta la poche de sa veste, soudain inquiet, mais, à son grand soulagement, il sentit la feuille pliée exactement à l’endroit où il l’avait laissée. Les gardiens de la prison d’Evin pouvaient être de grands sadiques, mais ils n’avaient pas touché à ses effets personnels. Ou peut-être qu’ils ne s’attendaient pas à ce qu’il s’évade avant d’avoir tout passé au peigne fin, qui sait ? Quoi qu’il en soit, la feuille où figuraient les énigmes avait survécu à la prison.
— Vous comptez me faire attendre encore longtemps ? demanda Bellamy, de plus en plus impatient.
— Non, non, voilà, dit Tomás, en dépliant la feuille. J’ai le texte sous les yeux.
— Lisez-le-moi, alors.
L’historien parcourut du regard les lignes transcrites.
— Le texte que j’ai déchiffré est un poème qui figure sur la première page du manuscrit, juste en-dessous du titre.
— Une sorte d’épigraphe ?
— Oui, c’est ça. Une épigraphe.
— Et que dit le poème ?
— C’est quelque chose d’assez ténébreux, observa Tomás. Je vais vous le lire. Il se racla la gorge. Terra if fin, de terrors tight, Sabbath fore, Christ nite.
— Bon Dieu ! s’exclama Bellamy. J’ai l’ai déjà lu ! Notre homme à Téhéran nous a envoyé ce poème voilà une ou deux semaines.
— En effet, c’est moi qui lui ai donné le texte.
— Ce sont des vers sombres, vous ne trouvez pas ? On dirait l’annonce de l’apocalypse…
— Tout à fait.
— J’ignore ce qu’Einstein a inventé, mais ça doit produire une explosion de tous les diables ! avança-t-il. Nom d’un chien, nous allons vraiment devoir intervenir militairement.
— J’ai donc déchiffré le message caché dans ces vers.
— Je vous écoute.
Les yeux de Tomás se posèrent sur les lignes transcrites en allemand.
— J’ai découvert qu’il s’agissait d’une anagramme. Derrière le poème en anglais se trouve un message en allemand.
— Ah, oui ? Voilà qui est très intéressant.
— Le message dit la chose suivante. Il s’arrêta un instant, pour ajuster son accent. Raffiniert ist der Herrgott, aber boshaft ist er nicht.
Il y eut une nouvelle pause à l’autre bout de la ligne.
— Vous pouvez répéter ? demanda Bellamy, la voix altérée.
— Raffiniert ist der Herrgott, aber boshaft ist er nicht, relut Tomás. Voici ce que ça veut dire. Il chercha la traduction de la phrase. « Subtil est le Seigneur, mais malicieux Il n’est pas ».
— C’est incroyable ! s’exclama Bellamy.
Tomás fut étonné par l’enthousiasme de son interlocuteur.
— Oui, c’est assez surprenant…
— Surprenant ? Dites plutôt que c’est carrément étrange ! Je n’arrive pas à y croire.
— En effet, c’est une phrase un peu mystérieuse. Mais vous savez, peut-être que nous…
— Vous ne comprenez pas, coupa l’homme de la CIA. J’ai déjà entendu cette phrase de la bouche même d’Einstein.