— Comment ça ?
— En 1951, à Princeton, au cours de sa rencontre avec le Premier ministre d’Israël, Einstein a prononcé exactement cette phrase. J’y étais et j’ai tout entendu. Il fit une pause. Laissez-moi chercher… Je dois avoir ça quelque part ici. Il y eut quelques grésillements sur la ligne et, un instant après, la voix rauque de Bellamy se fit à nouveau entendre. Voilà, j’ai tout sous les yeux.
— Quoi donc ?
— J’ai la transcription de la conversation d’Einstein et de Ben Gourion. À un moment donné, ils se sont mis à parler en allemand. Laissez-moi retrouver le passage… Des pages tournèrent. Ça doit être par ici… J’y suis ! Vous voulez entendre ?
— Oui, oui.
— Einstein a dit… Bellamy s’éclaircit la voix. Raffiniert ist der Herrgott, aber boshaft ist er nicht. Il changea de ton. En entendant cela, Ben Gourion a demandé… Il fit une nouvelle pause. « Was wollen Sie damit sagen » ? Et Einstein a répondu : « Die Natur verbirgt ihr Geheimnis durch die Erhabenheit ihres Wesens, aber nicht durch List. »
— Qu’est-ce que ça veut dire ?
— J’ai ici la traduction.
Bellamy poursuivit en imitant le scientifique :
— « Subtil est le Seigneur, mais malicieux Il n’est pas. »
— Ça, je le sais déjà.
L’agent reprit, imitant à présent l’ancien Premier ministre d’Israël.
— Patience ! En entendant cette phrase, Ben Gourion lui a demandé : « Que voulez-vous dire par là ? », ce à quoi Einstein a répondu : « Die Natur verbirgt ihr Geheimnis durch die Erhabenheit ihres Wesens, aber nicht durch List. »
Tomás ne tenait plus.
— Oui, j’ai compris. Mais qu’est-ce que ça signifie ?
Frank Bellamy sourit, s’amusant à faire attendre le Portugais et à attiser sa curiosité. Il posa de nouveau les yeux sur la traduction et lut enfin la phrase proférée cinquante-cinq ans auparavant par Albert Einstein :
— « La Nature cache son secret à cause de son essence majestueuse, jamais par malice. »
XXII
En voyant Coimbra apparaître sur la gauche, comme un château dressé sur une colline de chaux, Tomás Noronha faillit pousser un cri de soulagement. La vieille ville resplendissait au bord du Mondego, sous un soleil radieux et une brise légère soufflant sur le fleuve ; les façades blanches et les tuiles couleur brique des maisons offraient un air familier, accueillant, l’impression d’être chez soi. En réalité, il comprit que nulle part ailleurs il ne se sentait comme ici, sa vie était dans cette ville avec ces maisons qui lui ouvraient les bras pour l’accueillir avec une douceur maternelle.
Le nouvel arrivant avait passé les derniers jours à voyager. D’abord, il avait traversé la mer Caspienne vers le nord, jusqu’au port de Bakou. Dans la capitale de l’Azerbaïdjan, Mohammed s’était chargé de lui trouver une place dans le premier Tupolev à destination de Moscou, où il s’était rendu aussitôt. Après avoir passé la nuit dans un charmant hôtel du centre, près du Kremlin, il avait quitté la capitale russe le matin suivant. Il avait traversé toute l’Europe pour atterrir à Lisbonne, en début d’après-midi. Dans des circonstances normales, il serait rentré directement chez lui, il avait son compte, il était épuisé, les nerfs à bout ; mais l’état de santé de son père le préoccupait et il était hors de question de ne pas aller le voir immédiatement.
Alors qu’il était encore à l’aéroport de Lisbonne, il avait acheté une carte postale et l’avait adressée à Ariana avec un message simple. Il lui annonçait qu’il était bien arrivé, l’embrassait et signait Samot, son prénom à l’envers, une petite astuce de cryptologue au cas où son courrier serait intercepté par le VEVAK ou par quelque autre service de surveillance iranien.
En toute rigueur, il savait qu’il devrait bientôt prendre une décision concernant Ariana. L’Iranienne ne cessait d’accaparer ses pensées, surtout après ce qu’elle avait fait pour le libérer, un acte qui, Tomás s’en rendait compte, ne pouvait avoir qu’une seule signification. C’était une preuve d’amour. Depuis qu’il l’avait quittée, ses traits fins peuplaient ses songes, sa mémoire était assaillie par ses yeux caramel et ses lèvres sensuelles ; la tendresse de son visage envahissait ses sens, les formes de son corps lui inspiraient un voluptueux désir, mais ce qui lui faisait le plus cruellement défaut, c’était d’entendre le timbre velouté de sa voix. La vérité, constatait-il sans surprise, c’est qu’Ariana lui manquait, sa présence apaisante, son parfum ; avec cette femme, il se sentait capable de parler jusqu’à perdre la notion du temps.
Mais il était encore trop tôt pour envisager quoi que ce soit avec Ariana. La priorité, c’était de voir son père. Ensuite, il lui faudrait encore régler un autre problème, celui de la CIA. Tomás savait qu’il devait trouver un moyen de couper tout lien avec l’agence américaine, il en avait assez de ses petits jeux et de se voir réduit à un simple instrument entre les mains de gens sans scrupules.
Il devait redevenir maître de lui-même.
Graça Noronha poussa un cri lorsqu’elle ouvrit la porte et vit son fils lui sourire.
— Tomás ! s’écria-t-elle, en lui ouvrant les bras. Tu es rentré !
Ils s’embrassèrent.
— Tout va bien, maman ?
— On fait aller, dit-elle. Entre, mon garçon, entre.
Tomás pénétra dans le salon.
— Où est papa ?
— Ton père est à l’hôpital pour son traitement. On devrait le ramener dans un moment.
Ils s’installèrent sur le canapé.
— Comment va-t-il ?
— Il est moins irritable. Durant un temps, il était vraiment insupportable. Il restait muet dans son coin et, quand il ouvrait la bouche, c’était pour pester contre tout. Il disait que le docteur Gouveia n’était qu’un bon à rien, que les infirmiers étaient des brutes, que Chico la Goutte aurait dû avoir sa maladie… bref, un supplice !
— Il va mieux ?
— Oui, heureusement. Il semble plus résigné et accepte mieux les choses.
— Et le traitement ? Est-il efficace ?
Graça haussa les épaules.
— Oh, je ne sais pas ! s’exclama-t-elle. Je préfère me taire.
— Comment ça ?
— Que veux-tu que je te dise, mon chéri ? La radiothérapie est un traitement très lourd, tu comprends ? Et le pire, c’est que ça ne va pas le guérir.
— Et il le sait ?
— Oui.
— Et comment réagit-il ?
— Il garde espoir. Il garde espoir comme n’importe quel patient le ferait dans les mêmes circonstances…
— L’espoir de quoi ? D’être guéri ?
— Oui, l’espoir qu’on découvre un nouveau moyen de résoudre le problème. L’histoire de la médecine est pleine de cas semblables.
— C’est vrai, acquiesça Tomás, se sentant aussi impuissant qu’elle. Nous allons attendre qu’il se passe quelque chose.
Sa mère lui prit les mains.
— Et toi ? Tu vas bien ?
— Oui, ça va.
— Nous n’avons eu aucune nouvelle de toi ! Nous étions morts d’inquiétude, tu aurais quand même pu appeler…
— J’étais pris par mon travail, tu sais ce que c’est…
Madame Noronha recula d’un pas et toisa son fils.
— En plus, tu es tout maigre, mon garçon. Quelle cochonnerie as-tu mangé dans le désert ?
— En Iran, maman.
— C’est la même chose ! C’est bien dans le désert, là où il y a des chameaux ?