— Ce n’est pas exactement la police judiciaire.
— La PSP alors ?
— Non plus.
Luís Rocha esquissa une moue d’incompréhension.
— Alors qui ?
— Eh bien… c’est une police internationale.
— Interpol ?
— Oui, mentit Tomás. La curiosité de son interlocuteur l’obligeait à fournir une réponse. Comme il était hors de question de mentionner la CIA, Interpol ferait l’affaire. Ils m’ont demandé de collaborer à leurs investigations.
— Pourquoi Interpol ?
— Parce que la disparition du professeur Siza semble être liée à des intérêts internationaux.
— Ah, oui ? De quels intérêts s’agit-il ?
— Je crains de ne pouvoir rien vous dire à ce sujet. Comme vous devez le comprendre, cela pourrait compromettre nos investigations.
Luís Rocha se frotta le menton, perplexe.
— Mais vous m’avez dit que vous étiez professeur d’histoire, non ?
— Oui, c’est ça.
— Alors pour quelle raison Interpol a sollicité vos services ?
— Ils sont entrés en contact avec moi parce que je suis cryptologue et qu’ils ont découvert un message codé qui pourrait conduire au professeur Siza.
— Ah, oui ? Luís sembla particulièrement intéressé par ces révélations. De quel type de code s’agit-il ?
— Je ne peux pas vous le dire, rétorqua Tomás. L’historien se sentait mal à l’aise de devoir mentir ainsi et décida d’aller droit au but. Écoutez, pouvez-vous m’aider oui ou non ?
— Évidemment, s’exclama le physicien. Que voulez-vous savoir ?
— Je voudrais savoir quelles recherches menait le professeur Siza.
Luís Rocha se redressa, contempla les bâtiments par la fenêtre, rangea ses notes dans un tiroir. Puis, il s’adossa au dossier de son fauteuil et regarda Tomás.
— Vous n’avez pas faim ?
Le beau restaurant de l’hôtel Astoria était presque désert, sans doute parce qu’il était encore tôt. La lumière du jour inondait les fenêtres, intense et chaude, elle égayait l’ambiance mélancolique du salon années trente, dont le plancher en bois, usé par tant de soirées, avait besoin d’être rénové. Derrière une rangée de tilleuls, le Mondego glissait, nonchalant, et la ville vivait au rythme lent de la province.
Dans l’hôtel régnait une atmosphère surannée ; l’architecture de la Belle Époque imprégnait ce lieu d’un charme singulier, donnant à Tomás l’impression de se retrouver quatre-vingts ans en arrière, au début du XXe siècle. Il adorait ça. En tant qu’historien, il avait besoin d’humer les odeurs du passé, de sentir la poussière de l’histoire, de plonger dans ces bâtiments anciens qui tenaient le temps en suspens.
Ils commandèrent un magret de canard au miel et à l’orange. Une fricassée de veau aurait été plus appropriée, pensa Tomás, puisqu’il était à Coimbra, mais c’était bien trop lourd pour l’occasion.
— Eh bien, je vous écoute, s’exclama l’historien, après les banalités d’usage. Sur quoi portaient les recherches du professeur Siza ?
Luís Rocha prit une tranche de pain et y étala une voluptueuse mousse de canard.
— Mon cher professeur Noronha, dit-il, en croquant dedans. Je suis certain que vous avez lu la préface de la deuxième édition de la Critique de la raison pure, de Kant. L’avez-vous lue ?
Tomás écarquilla les yeux.
— La préface de la troisième édition de la Critique de…
— La deuxième édition, corrigea Luís. La préface de la deuxième édition.
— Ma foi, je ne sais plus… Il avala de travers. En fait, j’ai lu la Critique de la raison pure, mais j’avoue ne pas me souvenir de la préface de cette édition.
— Savez-vous en quoi cette préface est importante ?
— Je n’en ai pas la moindre idée.
Le physicien tartina de mousse une deuxième tranche de pain. Tomás l’observa et ne put s’empêcher de penser que son collègue était un goinfre, d’où son ventre bedonnant.
— C’est dans la préface de la deuxième édition de la Critique de la raison pure que Kant a établi les limites de la science, dit Rocha, en mâchant sa nouvelle tranche. Sa conclusion est qu’il existe trois grands problèmes métaphysiques que la science ne pourra jamais résoudre : Dieu, la liberté et l’immortalité.
— Ah, oui ?
— Kant pense que les scientifiques ne seront jamais en mesure de prouver l’existence de Dieu, de déterminer si nous avons ou non notre libre arbitre, et de savoir avec certitude ce qui se passe après la mort. Ces questions, selon lui, ne sont plus du ressort de la physique, mais de la métaphysique. Elles sont au-delà de toute preuve.
Tomás hocha la tête, songeur.
— Cela semble raisonnable.
— Cela semble raisonnable pour le commun des mortels, répliqua Luís Rocha. Mais pas pour le professeur Siza.
L’historien eut l’air intrigué.
— Non ? Pourquoi ?
— Parce que, selon le professeur Siza, il est possible d’obtenir des preuves même pour les questions métaphysiques.
— Comment ?
— Le professeur Siza pensait qu’on pouvait démontrer l’existence de Dieu et résoudre les problèmes du libre arbitre et de l’immortalité. D’ailleurs, il considérait que ces questions étaient liées.
Tomás remua sur sa chaise, cherchant à intégrer ce qui venait de lui être révélé.
— Vous insinuez que le travail scientifique du professeur Siza était lié à la question de l’existence de Dieu ?
— Tout à fait.
Il y eut un silence, durant lequel Tomás mesura les conséquences de cette information.
— Excusez mon ignorance, dit l’historien. Mais est-il possible de prouver l’existence de Dieu ?
— Selon Kant, non.
— Mais selon le professeur Siza, oui ?
— En effet.
— Pourquoi ?
— Tout dépend de ce qu’on entend par Dieu.
— Que voulez-vous dire ?
Luís Rocha soupira.
— Pour vous, par exemple, qu’est-ce que Dieu ?
— Je ne sais pas, c’est… un être supérieur, c’est le Créateur.
— Voilà une définition un peu sommaire.
— C’est vrai, acquiesça Tomás en riant. Mais, alors, dites-moi ce qu’est Dieu.
— C’est la première question à poser, effectivement. Qu’est-ce que Dieu ? Luís Rocha écarta les mains. Si on attend de voir un vieux patriarche barbu qui regarde la terre d’un air soucieux, attentif à ce que chacun de nous fait, pense et demande, et qui parle avec une grosse voix… Eh bien, je crois qu’il nous faudra attendre l’éternité pour prouver l’existence d’une telle personnalité. Ce Dieu n’existe tout simplement pas, Il n’est qu’une invention anthropomorphique nous permettant de visualiser quelque chose qui est au-dessus de nous. Dans ce sens, nous avons inventé Dieu comme une figure paternelle. Nous avons besoin de quelqu’un qui nous protège et nous défende du mal, qui nous prenne sous son aile, qui nous console dans les moments difficiles, qui nous aide à accepter l’inacceptable, à comprendre l’incompréhensible, à affronter ce qui est terrible. Ce quelqu’un c’est Dieu. Il pointa du doigt le plafond. Imaginons qu’il existe Quelqu’un là-haut qui s’inquiète énormément de notre sort. Quelqu’un vers qui nous nous tournons aux heures de détresse en quête de réconfort. Quelqu’un qui nous observe et nous soutienne. Le voilà ! C’est Dieu !
— Mais, alors, si Dieu n’existe pas, de quoi parlons-nous au juste ?