— Qu’en pensez-vous ?
— Je ne pense rien. Mais selon le professeur Siza, l’univers est une partie de Dieu. S’il a raison, lorsqu’on aura conçu une théorie du tout, on pourra en principe établir une description de Dieu.
— Vous croyez ?
— C’est ce que les physiciens tentent de faire actuellement. Concevoir une théorie du tout. Même si je pense qu’ils n’y parviendront pas.
— Pourquoi ?
— À cause des théorèmes de l’incomplétude. Ces théorèmes, joints au principe d’incertitude, montrent que l’on ne pourra jamais boucler le cercle. Il y aura toujours un voile de mystère autour de l’univers.
— Alors pourquoi tentent-ils encore de formuler cette théorie ?
— Parce qu’ils ne pensent pas tous comme moi. Certains croient possible de concevoir une théorie du tout. Ils sont convaincus qu’on peut trouver une équation fondamentale.
— Une équation fondamentale ? Que voulez-vous dire ?
— C’est le Saint Graal des mathématiques et de la physique. Formuler une équation qui contienne en soi toute la structure de l’univers.
— Et c’est possible ?
— Peut-être, je ne sais pas, rétorqua Luís, en haussant les épaules. Vous savez, les scientifiques croient de plus en plus que la profusion actuelle de lois et de forces existant dans l’univers provient du fait que nous nous trouvions dans un état de basse température. Il y a de nombreux indices qui montrent que les forces se fondent les unes dans les autres quand la température s’élève au-dessus d’un certain niveau. Pendant longtemps, par exemple, dominait la conviction qu’il existait quatre forces fondamentales dans l’univers : la force de gravité, la force électromagnétique, la force forte et la force faible. Mais on a déjà découvert qu’il y a en fait trois forces, dès lors que la force électromagnétique et la force faible constituent, en réalité, la même force, qu’on désigne maintenant par le terme d’électrofaible. Il y a aussi ceux qui pensent que la force forte constitue une autre facette de la force électrofaible. Si c’est le cas, il ne reste plus qu’à unir ces trois forces à la force de gravité pour arriver à une force unique. Beaucoup de physiciens pensent qu’au moment du Big Bang, sous les très hautes températures qui régnaient alors, toutes les forces étaient unies en une seule super-force, qui pourrait être réduite à une équation mathématique simple. Luís se pencha sur la table. Or, quand on commence à parler de super-force, quelle image nous vient aussitôt à l’esprit ?
— Dieu ?
Le physicien sourit.
— Les scientifiques ont découvert qu’à mesure qu’augmentait la température, l’énergie s’unifiait et les structures complexes subatomiques se brisaient, révélant des structures simples. Sous une chaleur très intense, les forces se simplifient et se fondent, dégageant ainsi la super-force. Dans ces circonstances, il serait possible de concevoir une équation mathématique fondamentale. Il s’agirait d’une équation capable d’expliquer le comportement et la structure de toute la matière et capable aussi de décrire tout ce qui arrive. Il écarta les mains comme s’il venait d’exécuter un tour de magie. Une telle équation serait la formule maîtresse de l’univers.
— La formule maîtresse ?
— Oui, confirma Luís Rocha. Certains l’appellent la formule de Dieu.
XXVII
La matinée s’avançait et Tomás, peut-être pour la vingtième fois en moins d’une heure, contempla la feuille de papier et imagina une nouvelle stratégie pour percer le mystère. Mais l’énigme ne bronchait pas, il eut même l’impression que ces treize lettres et ce point d’exclamation se moquaient de ses efforts.
Il remua la tête, plongé dans le problème. Il lui semblait évident que chaque ligne renvoyait à un chiffrage différent, sans être sûr que la première en soit vraiment un. Les mots anglais See sign signifiaient « voyez le signe ». Il s’agissait probablement d’une indication laissée par Einstein, faisant référence à quelque signe présent dans le manuscrit. Le problème est que Tomás, n’ayant pu lire le document, n’avait aucun moyen de le vérifier. Y avait-il quelque signe mystérieux caché dans le texte original ?
Le cryptologue secoua la tête.
Il lui était sans doute impossible de déterminer une telle chose sans accéder au manuscrit. Tomás avait beau tourner et retourner le problème, il aboutissait toujours à la même conclusion : il lui fallait vraiment lire le document pour y chercher les pistes cachées, creuser le texte pour y trouver le signe auquel Einstein faisait allusion. See sign. Voyez le signe. Mais quel signe ?
Il s’adossa à la chaise de la cuisine et posa son crayon. Avec un soupir résigné, Tomás renonça pour le moment à comprendre cette première ligne ; ne pouvant accéder au manuscrit, toute tentative d’interpréter ces deux mots semblait vouée au fiasco. Il se leva, agacé, alla prendre du jus d’orange dans le réfrigérateur et retourna sur sa chaise. Il sentait une impatience diffuse lui brûler les entrailles.
Il posa à nouveau ses yeux sur la feuille et se concentra sur la seconde ligne. À première vue, ce message était sans doute chiffré selon un système de substitution. Il semblait évident que les lettres originales avaient été remplacées par d’autres, selon un ordre prédéterminé par une clé. S’il trouvait cette clé, il découvrirait le code. Le problème était de comprendre quelle clé Einstein avait utilisée pour coder cette ligne.
Il parcourut plusieurs fois les lettres de la seconde ligne, convaincu d’être devant un système de substitution, et se mit à considérer diverses hypothèses. S’il s’agissait d’une substitution monoalphabétique, ce serait relativement simple à démêler. Mais si c’était une substitution polyalphabétique, recourant à deux ou plusieurs alphabets chiffrés, l’opération serait nettement plus compliquée. Ce pouvait être aussi une substitution polycentrique, un procédé où des groupes de lettres étaient intégralement remplacés par d’autres groupes. Ou alors, cauchemar des cauchemars, il s’agissait d’une substitution fractionnelle, où l’alphabet codé était lui-même codé.
Il pressentait les difficultés à venir. Néanmoins, l’option la plus logique restait la substitution monoalphabétique, et il décida de commencer par cette hypothèse. Face à un tel système, il était parfaitement conscient que la clé de substitution n’avait pu être choisie au hasard. Ce pouvait être, par exemple, l’alphabet de César, l’un des plus anciens alphabets chiffrés de l’histoire, utilisé par Jules César dans ses intrigues de palais et ses campagnes militaires. Si c’était le cas, il lui suffirait de modifier le point initial de l’alphabet normal et il trouverait la solution.
La sonnette de l’entrée retentit à cet instant.
Madame Noronha sortit du salon, où elle faisait du rangement, et se précipita vers la porte.
— Voilà, voilà, marmonna-t-elle. Elle décrocha le combiné. Qui est-ce ? Qui ? Ah, un moment. Elle regarda son fils. C’est le professeur Rocha. Il t’attend en bas.
— Dis-lui que j’arrive, s’exclama Tomás.
Il ressentit presque une satisfaction de devoir interrompre l’épuisant travail qui l’avait occupé toute la matinée sans porter ses fruits. Il plia la feuille où était notée la formule et alla dans sa chambre chercher sa veste.
Ils se garèrent à l’ombre d’un chêne. En sortant de la voiture, Tomás contempla la petite maison qui était cachée derrière un mur et des arbustes, le long de la paisible avenue Dias da Silva, là où résidaient la plupart des professeurs de l’université. La maison avait un air accueillant, même s’il était manifeste qu’il lui manquait un jardinier, la verdure envahissait les zones de passages jusqu’au porche devant la porte.