— Alors c’est ici qu’habitait le professeur Siza ? demanda Tomás, promenant le regard sur la façade de la maison.
— Oui, c’est ici.
L’historien regarda son collègue.
— Ça doit être dur pour vous de revenir ici ?
Luís Rocha observa la maison et respira profondément.
— Évidemment.
— Je suis désolé de vous avoir demandé ce service, dit Tomás. Mais il me paraît important de voir le lieu où tout s’est passé.
Ils franchirent la grille et se dirigèrent vers la porte. Le physicien sortit une clé de sa poche et l’introduisit dans la serrure, jusqu’à ce que la porte s’ouvre dans un léger craquement. Il fit signe à Tomás d’entrer et lui emboîta le pas.
Un silence presque absolu les accueillit. Le petit vestibule était dallé, avec une porte à gauche donnant sur le salon et une autre à droite vers la cuisine, d’où parvenait le ronronnement d’un réfrigérateur encore branché.
— Mais tout ici paraît parfaitement en ordre.
— Attendez de voir le bureau, observa Luís Rocha, en passant devant pour s’engager dans le petit couloir en face. Vous voulez voir ? Venez.
Au fond du couloir se trouvaient trois portes. Le physicien ouvrit celle de gauche, montrant l’entrée protégée par un ruban de police, et il fit signe à Tomás de regarder.
— Diable, s’exclama l’historien.
Un amas de livres, de papiers et de chemises recouvrait le sol dans un chaos indescriptible, tandis que les étagères aux murs étaient presque vides, occupées seulement par un ou deux volumes qui avaient résisté à la tempête.
— Vous avez vu ça ? demanda le physicien.
Tomás ne parvenait pas à détourner les yeux de cet amoncellement de livres et de documents.
— C’est vous qui avez découvert cette pagaille ?
— Oui, confirma Luís. J’avais convenu avec le professeur Siza de venir ici pour vérifier des calculs qu’il avait faits sur les conséquences d’une hypothétique altération de la masse des électrons. Le professeur ne s’était pas rendu à un cours quelques jours avant, mais ça ne m’a pas inquiété car je le savais un peu distrait. Mais quand je suis arrivé devant le portail, j’ai vu que la porte était entrouverte. J’ai trouvé ça bizarre et je suis entré. J’ai appelé le professeur mais personne ne répondait. Je suis venu voir dans son bureau et j’ai découvert ce chambardement, dit-il en pointant le sol. J’ai aussitôt pensé qu’il s’agissait d’un cambriolage et j’ai appelé la police.
— Et qu’a-t-elle fait ?
— D’abord, rien de particulier. Des agents ont scellé le lieu et prélevé quelques échantillons. Ensuite, la police judiciaire est venue à plusieurs reprises et a posé beaucoup de questions, la plupart portant sur ce que le professeur conservait ici. Elle voulait savoir s’il possédait des objets de valeur. Mais ensuite les questions ont évolué et certaines m’ont paru bien étrange, je l’avoue.
— Comme par exemple ?
— La police voulait savoir si le professeur voyageait beaucoup et s’il connaissait des gens du Moyen-Orient.
— Et vous ? Qu’avez-vous répondu ?
— Qu’il était évident que le professeur voyageait. Il se rendait à des conférences et à des séminaires, contactait d’autres scientifiques… Bref, le train de vie normal pour quelqu’un qui se consacre à la recherche, j’imagine.
— Et il connaissait des gens du Moyen-Orient ?
Luís Rocha esquissa une moue.
— Il devait en connaître, je ne sais pas. Il parlait avec beaucoup de monde, vous savez.
Tomás tourna la tête et observa de nouveau les livres éparpillés. Il était évident que quelqu’un avait tout jeté à terre pour chercher on ne sait quoi. Ou plutôt Tomás le savait. Tomás Noronha le savait, Franck Bellamy le savait, et quelques rares personnes également. Les cambrioleurs étaient des hommes du Hezbollah et ils cherchaient Die Gottesformel, le vieux manuscrit qu’ils avaient fini par trouver quelque part dans ce bureau.
Remuant derrière Tomás, Luís pressa la poignée de la porte du milieu et l’ouvrit.
— Je vais aux toilettes, dit-il, en entrant dans l’étroite pièce ornée de carreaux en céramique blancs et bleus. Mettez-vous à l’aise.
Il referma la porte.
Momentanément seul, Tomás regarda une dernière fois le bureau vandalisé et fit demi-tour. Son attention fut attirée par la troisième porte au fond du couloir ; il allongea le bras et l’ouvrit. Un grand lit indiquait que c’était la chambre du professeur Siza.
Poussé par la curiosité, Tomás entra dans la pénombre et observa la chambre avec attention. Une odeur de renfermé planait dans l’air, à l’évidence la pièce n’avait pas été ouverte depuis plusieurs semaines, comme suspendue dans le temps, en attendant de reprendre vie. Les stores étaient baissés, créant une atmosphère paisible dans un silence reposant, un espace calme dans une lumière tamisée. À l’opposé du chaos qu’offrait le bureau, tout ici était soigneusement rangé, chaque objet se trouvait à sa place.
Une fine couche de poussière recouvrait les meubles, on aurait presque pu mesurer le temps écoulé avec l’épaisseur de la poussière accumulée. L’historien ouvrit un tiroir et vit un paquet de lettres et de cartes postales. Il prit celles du dessus et examina leur date ; elles étaient des derniers mois. Il supposa que celles en-dessous devaient être plus anciennes. Il regarda les lettres et chercha à les identifier. La plupart semblaient venir de l’université, notices de colloques, nouvelles éditoriales, demandes d’informations bibliographiques et autres références à caractère purement académique. Il aperçut, parmi les enveloppes, trois cartes postales et les examina distraitement. Deux étaient signées par des cousines, mais la troisième éveilla son attention. Il la regarda de chaque côté et sentit sa curiosité redoubler.
Le bruit métallique d’une clé tournant dans une serrure lui fit tourner la tête vers le couloir. C’était Luís qui ressortait des toilettes.
D’un geste rapide et discret, Tomás glissa cette troisième carte postale dans la poche de sa veste et prit un air innocent.
La première chose que Tomás fit en arrivant chez lui, fut de chercher un numéro dans le répertoire de son portable et de lancer l’appel.
— Greg Sullivan, j’écoute, annonça la voix nasillarde à l’autre bout de la ligne.
— Bonjour Greg. C’est Tomás Noronha.
— Ah ! Tomás. Comment ça va ?
— Très bien, merci.
— J’ai entendu dire que vous n’avez pas eu la vie facile à Téhéran.
— Oui, c’était compliqué.
— Mais vous vous en êtes sorti comme un professionnel !
— N’exagérons rien…
— Sérieusement ! Un de ces jours vous m’aborderez avec un accent très british et vous me direz : mon nom est Noronha. Tomás Noronha ! dit-il en riant. Un vrai James Bond !
— Arrêtez de vous payer ma tête.
— Pas du tout, je suis fier de vous, vous savez ? Vous êtes un sacré bonhomme !
— Allons, arrêtez les fleurs. Tomás se racla la gorge, avant d’aller droit au sujet qui motivait son appel. Greg, j’aurais besoin que vous me rendiez un service.
— Avec grand plaisir, je vous écoute.
— Je voudrais que vous appeliez vos amis à Langley pour qu’ils demandent à Frank Bellamy de me rappeler d’urgence.