— Pardon ?
— Il faudrait que Frank Bellamy me rappelle d’urgence.
Il y eut un court silence à l’autre bout de la ligne.
— Écoutez, Tomás, monsieur Bellamy n’est pas n’importe qui, dit Greg sur un ton soudainement respectueux. C’est l’un des quatre directeurs de la CIA, ayant directement accès au bureau ovale de la Maison Blanche. Ce n’est pas les gens qui décident de lui parler, vous comprenez ? C’est lui qui décide de leur parler.
— Oui, j’ai compris, répliqua Tomás. Mais j’ai aussi compris que si quelqu’un d’aussi important est venu une fois à Lisbonne pour me parler et m’a téléphoné deux fois par la suite, c’est parce qu’il considère que je suis engagé dans une affaire cruciale pour l’agence. Si tel est le cas, il sera certainement disposé à m’appeler dès qu’il saura que j’ai quelque chose à lui dire.
— ….
— Et vous avez quelque chose à lui dire ?
— Évidemment.
Greg soupira.
— OK, Tomás. J’espère que vous savez ce que vous faites. Monsieur Bellamy n’est pas quelqu’un avec qui on plaisante. Il hésita, comme s’il donnait à un condamné une dernière chance de se repentir. Vous voulez vraiment que j’appelle Langley ?
— Téléphonez.
— OK.
Il sortit de la poche de sa veste la carte postale qu’il avait dérobée dans la chambre du professeur Siza et l’examina avec attention. L’adresse de l’expéditeur n’était pas mentionnée. La carte postale présentait un court message à l’écriture soignée, aux lignes bien droites, comme si l’esthétique valait autant que le contenu.
Mon cher ami,
Quel plaisir de recevoir de vos nouvelles.
Votre découverte me remplit de curiosité.
Le grand jour serait-il enfin arrivé ?
Retrouvez-moi dans le monastère.
Affectueusement,
Il lut plusieurs fois les courtes lignes écrites sur la carte postale. Il n’avait pas besoin d’être très intuitif pour comprendre que ce message levait un coin du voile, tout en masquant l’essentiel sous de subtils sous-entendus. Qui était ce Tenzing Thubten ? S’il donnait du « mon cher ami » au professeur Siza, c’est sans doute qu’il le connaissait bien. Mais d’où ? Si Thubten disait « quel plaisir de recevoir de vos nouvelles », c’est parce que le professeur Siza avait pris l’initiative de le contacter. Si l’expéditeur indiquait que « votre découverte me remplit de curiosité », c’est parce que le professeur Siza lui avait communiqué le fait. Et si Thubten se demandait si « le grand jour était enfin arrivé », c’est parce que cette découverte, quelle qu’elle soit, allait probablement déclencher un événement attendu par tous deux depuis longtemps. Mais quel est le sens caché de ces phrases ? s’interrogea Tomás. Son portable sonna.
— Bonjour Tomás, murmura l’inimitable voix rauque. On m’a dit que vous vouliez me parler.
— Bonjour, monsieur Bellamy. Quel temps fait-il à Langley ?
— Je ne suis pas à Langley, répondit la voix. Je suis dans un avion qui survole un territoire dont je ne peux vous donner les coordonnées. Je vous parle sur une ligne non sécurisée, ce qui signifie que vous devez faire attention à ce que vous dites. Entendu ?
— Oui.
— Alors dites-moi pour quelle raison vous teniez tant à me parler.
Presque à son insu, Tomás se redressa sur sa chaise, tel une sentinelle se mettant au garde-à-vous devant un officier.
— Monsieur Bellamy, je pense avoir finalement compris de quoi traite le document qui nous a occupé et qui était l’objet de mon dernier voyage.
Il y eut un bref silence avec de la friture sur la ligne.
— Vraiment ?
— D’après ce que j’ai découvert, je crois pouvoir affirmer que le contenu du document ne présente aucun risque. Il s’agit, d’ailleurs, d’un sujet totalement différent de celui que nous pensions.
— Vous êtes sûr ?
— Disons que j’ai une certitude relative, qui repose sur ce que j’ai découvert, rien de plus. Pour avoir une certitude absolue, il faudrait que je puisse lire le manuscrit, ce qui en moment ne me paraît guère possible pour les raisons que vous connaissez.
— Mais vous pensez vraiment que le contenu du document n’est pas celui qui nous préoccupe ?
— Oui, je le pense.
— Alors comment expliquez-vous que notre grand génie ait avoué en privé que sa découverte allait provoquer une explosion d’une violence inouïe ?
Tomás hésita.
— C’est vrai… Mais a-t-il vraiment dit ça ?
— Bien sûr que oui. Il l’a dit à un physicien qui était notre informateur. Je vous ai raconté l’histoire quand je suis venu à Lisbonne, vous vous souvenez ?
— En effet.
— Alors que décidons-nous ?
L’historien respira profondément.
— Il n’y a qu’un seul moyen d’éclaircir la question, dit-il.
— Lequel ?
— Il faut que je reparte en voyage.
— Où ça ?
— Nous sommes sur une ligne non sécurisée. Vous voulez vraiment que je vous révèle la destination ?
Frank Bellamy hésita, évaluant les risques.
— Vous avez raison, répliqua-t-il aussitôt. Écoutez, je vais contacter notre ambassade à Lisbonne et je donnerai des instructions pour que tous les moyens dont vous avez besoin soient mis à votre disposition, ça vous va ?
— Très bien.
— À bientôt, Tomás. Vous êtes un sacré génie.
Frank Bellamy raccrocha et Tomás resta un instant à regarder son téléphone. Ce diable d’homme avait le don de l’agacer. À bien y réfléchir, Bellamy semblait avoir cet effet sur tout le monde, il suffisait de considérer l’attitude presque servile que Greg Sullivan et Don Snyder avait adoptée lors de cette mémorable rencontre à Lisbonne. Tomás imagina l’homme de la CIA en réunion dans le bureau ovale de la Maison Blanche et un sourire se dessina sur ses lèvres. Est-ce que le président des États-Unis avait la même sensation lorsqu’il parlait avec ce sinistre personnage ?
Peut-être pour oublier les frissons que lui donnait Bellamy, Tomás songea à Ariana avec nostalgie. Il l’avait quittée depuis seulement quelques jours et elle lui manquait déjà plus que de raison. Il rêvait d’elle toutes les nuits, mais Ariana s’éloignait, entraînée par une force inconnue, comme aspirée par l’horizon. Tomás se réveillait alors en sursaut, le cœur serré et la gorge nouée.
Il soupira.
Afin de chasser ses idées noires, il baissa les yeux et examina à nouveau la carte postale qu’il tenait toujours dans la main. L’espace réservé à l’expéditeur était vide, mais Tomás n’avait pas besoin d’en savoir plus. Il avait le nom de l’expéditeur, un certain Tenzing Thubten, et si son adresse n’était pas mentionnée, l’image de la carte postale l’indiquait clairement.
Il retourna la carte et contempla le beau monastère blanc et marron qui s’élevait dans la brume, au sommet d’une colline, surplombant la ville. Il sourit. Bien sûr, pensa-t-il. Tout le monde connaissait ce palais tibétain.
Le Potala.
XXVIII
La claire lumière des montagnes filtra par la fenêtre de la chambre et réveilla Tomás. L’historien resta encore un moment blotti sous les couvertures, prolongeant le doux moment du réveil, puis se leva à contrecœur et alla à la fenêtre contempler la naissance du jour. L’aube était limpide et froide et les rayons du soleil faisaient scintiller les pics neigeux des montagnes qui entouraient la ville, balafrant de blanc l’azur profond du ciel.