Le lever du jour à Lhassa.
Voilà trois jours que Tomás se réveillait dans la capitale du Tibet. Redressant son corps et emplissant d’air ses poumons, il constata avec soulagement que ses troubles avaient disparu, il se sentait beaucoup mieux.
Peu après son arrivée à l’aéroport Gonggar, il avait été assailli par des maux de tête et des nausées, accompagnés d’une fatigue persistante. La première nuit, il avait eu beaucoup de mal à s’endormir, puis, après avoir vomi, il s’était décidé à appeler la réception pour demander un médecin. Il n’y en avait pas, mais le réceptionniste, habitué, avait aussitôt fait un diagnostique.
— Acute Moutain Sickness, avait-il dit en entrant dans sa chambre.
— Comment ?
— C’est le syndrome de l’altitude, avait-il expliqué, en regardant la valise sur le tapis. Vous êtes venu en avion ?
— Oui.
— Presque tous les étrangers qui arrivent en avion souffrent de ce mal. C’est dû au passage brutal entre le niveau de la mer et l’altitude, sans phases intermédiaires d’adaptation.
— Mais cela peut entraîner des complications ?
— Bien entendu. Vous savez, la pression atmosphérique est ici très inférieure à celle du niveau de la mer. Cela veut dire que la pression est insuffisante pour apporter l’oxygène jusqu’au sang, voilà pourquoi les gens se sentent mal.
Tomás avait inspiré profondément pour sentir la différence. Effectivement, l’air paraissait plus léger, plus raréfié.
— Et maintenant ? Que dois-je faire ?
— Rien.
— Rien ? Mais ce n’est pas une solution…
— Au contraire, c’est la meilleure solution. Vous ne devez rien faire. Restez ici dans votre chambre, reposez-vous le temps de vous adapter à l’altitude. Ne faites aucun effort. Essayez de respirer plus rapidement pour compenser le manque d’oxygène dans le sang. Votre cœur bat probablement plus vite, c’est pourquoi vous devez vous reposer. Dans quelques jours, vous commencerez à vous sentir mieux, vous verrez. Alors seulement vous pourrez sortir. Il avait levé un doigt en guise d’avertissement. Mais, attention, si votre état s’aggrave, ce sera très mauvais signe. Cela pourrait signifier que vous développez une forme maligne du syndrome, entraînant des complications pulmonaires ou cérébrales. Dans ce cas, vous devrez quitter immédiatement le Tibet.
— Mais si je reste ?
Le réceptionniste avait écarquillé ses yeux bridés.
— Vous mourrez.
Le troisième jour, il se sentit effectivement mieux et, enthousiaste, il décida de sortir prendre l’air. Il demanda des indications à la réception de l’hôtel et s’engagea lentement sur l’avenue Bei Jin Guilam, en direction du majestueux Potala. Il traversa le Shöl, situé au pied du magnifique palais du Dalaï-Lama, et fut choqué de voir toute cette zone transformée en une métropole chinoise totalement démesurée, avec sa grande avenue encombrée par la circulation.
Devant le Potala s’étendait une vaste place ornée d’une sculpture devant laquelle s’entassaient des touristes chinois, qui prenaient des photos avec le palais en arrière plan. Après cette place, la large avenue était une succession de commerces modernes, de boutiques d’équipements sportifs, de vêtements pour enfants, de costumes de marque, de chaussures. Il y avait des restaurants, des pâtisseries, des marchands de glaces, des bureaux de tabac, des fleuristes, des pharmacies, des opticiens, le tout grouillant de monde et éclairé par des néons multicolores, si bien que le Potala donnait l’impression d’être un corps étranger, un colossal intrus tibétain planté au milieu d’une immense mer chinoise.
Un peu plus loin, Tomás tourna à droite et arriva enfin dans le quartier calme. Il s’enfonça dans un lacis de ruelles sinueuses, flanquées de vieux bâtiments blancs aux fenêtres noires, évitant les flaques de boue aux odeurs repoussantes.
— Hello ! salua une voix féminine au-dessus de sa tête. C’était une jeune fille tibétaine penchée à la fenêtre. Tashi deleh ! Hello !
— Tashi deleh, dit Tomás, répondant avec un sourire.
Tout le monde ici s’empressait de saluer l’étranger avec un large sourire, un signe de main amical, une courbette discrète, un « hello » anglais ou un « tashi deleh » tibétain, parfois en tirant la langue comme si on se moquait de vous. Dans ce recoin de la ville, à l’écart de l’influence chinoise, se cachait le Tibet que l’historien avait toujours imaginé.
L’étroit labyrinthe déboucha sur une immense place animée. Une foule s’agitait d’un bout à l’autre, on voyait des nomades et leurs chèvres, des pèlerins d’Amdo, des voyageurs de Kham, des moines prosternés ou récitant des mantras, des saltimbanques exécutant des acrobaties, des étals de tapis et d’aquarelles thangka, de chapeaux et de vêtements, des jerrycans d’essence, des photos du Dalaï-Lama, des babioles de Katmandou, du thé du Darjeeling, des écharpes de Sichuan, des amulettes de Drepung, des rideaux de Shigatse, des foulard du Cachemire, des plantes médicinales de l’Himalaya, des vieilles pièces indiennes transformées en bijoux, des bagues en argent ornées de turquoise, tout ce qu’on pouvait imaginer était à vendre ici.
— Hello ! salua une vendeuse.
— Look ! Look ! cria une autre, tandis qu’une troisième proposait des bustes de personnages religieux en os de yack. Cheap ! Cheap !
Une foule dense se traînait sur la place, murmurant des mantras et faisant tourner des moulins à prières, certains en cuivre, d’autres en jade ou en santal ; c’était le Barkhor, le grand mouvement religieux qui tournait autour du temple dans le sens des aiguilles d’une montre. Les pèlerins observaient les acrobates, considéraient les moines, lorgnaient les étalages ou restaient simplement concentrés sur la marche rituelle autour du périmètre.
Tomás n’eut pas besoin de vérifier son plan pour comprendre qu’il se trouvait devant le marché de Tumskhan, installé autour du circuit religieux du Barkhor. Parmi les maisons tibétaines traditionnelles aux façades blanches ornées de balcons en bois, se dressait l’entrée du temple. La porte était flanquée de colonnes rouges, qui supportaient une structure ornée de peau de yack, au sommet de laquelle brillait une image sacrée, deux cerfs dorés tournés vers une harmonieuse dharmachakra, la Roue de la Loi.
Le temple de Jokhang.
Quelques pèlerins restaient prosternés sur le sol en pierre du Barkhor, devant le temple, entonnant en chœur un grave « Ommm », il s’agissait de l’invocation sacrée « Om mani padme hum », le mantra des six syllabes, la prière de la Création. Ce vocable profond et guttural, considéré par les bouddhistes comme le son primordial, le phonème ayant engendré l’univers, résonnait longuement sur la place, interrompu seulement par le souffle des expirations cadencées, comme si les fidèles avaient reçu un coup dans l’estomac. La marche des pèlerins était également ponctuée par le grincement métallique des korten, les moulins à prières dorés disposés en rangs près de la porte.
Tomás fendit la foule et franchit l’entrée du sanctuaire, découvrant une grande cour à ciel ouvert où les dévots apportaient au Jokhang des morceaux de graisse jaune pour les disperser autour de l’enceinte. Pour échapper aux odeurs nauséabondes qui s’en dégageaient, le visiteur se réfugia près des bâtons d’encens incandescents et observa la scène autour de lui. Cette cour intérieure fourmillait de pèlerins qui avaient parcouru des centaines de kilomètres pour se rassembler ici, beaucoup se tenaient à plat ventre sur le sol, le front collé à la pierre, d’autres actionnaient leurs moulins à prière, d’autres encore brûlaient de la graisse fétide sur des autels où trônait un petit Bouddha.