Un occidental à l’air bonasse, un appareil photo en bandoulière, s’approcha de Tomás.
— Beau spectacle, hein ?
— Oui.
L’homme se présenta. Il s’appelait Carlos Ramos, il était mexicain et vivait en Espagne. Après cet échange de politesses, Carlos considéra la foule des fidèles et hocha la tête.
— Après avoir lu beaucoup de livres, j’ai fini par comprendre ce qu’est le bouddhisme, commenta-t-il. C’est un jeu de bons points.
— Comment ça, un jeu de bons points ?
— C’est simple, dit le Mexicain en souriant. Plus grand est votre mérite durant cette vie, plus vous avez de chances d’accéder à une bonne réincarnation dans votre prochaine existence. Si vous obtenez peu de bons points, vous vous réincarnerez en insecte ou en lézard, par exemple. Mais si vous vous montrez pieux et que vous cumulez un certain nombre de bons points, vous renaîtrez sous forme d’être humain. Et si vous faites preuve d’une grande bonté, alors vous vous réincarnerez en homme riche, voire en Lama. Vous comprenez ? C’est un peu comme dans un jeu vidéo. Plus vous capitalisez de points, meilleure sera votre vie dans votre prochaine réincarnation.
Tomás rit de cette approche simpliste du bouddhisme.
— Et comment obtient-on ces bons points ?
Le Mexicain désigna la foule qui remplissait le Jokhang.
— En se prosternant, pardi ! Regardez-les ! Plus ils se prosternent, plus ils gagnent de points. Certains se prosternent plus de mille fois en un seul jour. Il esquissa une grimace. Ça doit être éreintant, imaginez le mal de dos… La plupart des adeptes se contentent de cent huit prosternations, ils disent que c’est un nombre sacré, mais c’est surtout moins fatigant. Il regarda une chèvre qu’un fidèle avait amenée dans le temple. Mais il y a d’autres façons de gagner des bons points. Par exemple, sauver la vie d’un animal, c’est récompensé, qu’est-ce que vous croyez ? Ou donner l’obole à un mendiant, ça compte aussi pour accéder à une bonne réincarnation.
— Et pour celui qui mène une vie parfaite ?
— Là, c’est le gros lot du bouddhisme ! El Gordo ! Car le nombre maximum de bons points vous conduit au nirvana. Et le nirvana signifie que vous brisez le cercle vicieux de la vie terrestre. Là, plus rien ne se passe ! Finis les problèmes de réincarnation.
— C’est un peu comme dans le christianisme, non ? observa Tomás. Plus nous sommes bons ici-bas, plus nous cumulons de bons points dans le ciel et plus grandes sont nos chances de gagner une place au paradis.
Le Mexicain haussa les épaules.
— C’est exactement ça, s’exclama-t-il. Le grand thème de toutes les religions se réduit, au fond, à une somme de bons points.
Après lui avoir adressé un dernier sourire, Tomás quitta le touriste et s’enfonça dans le temple.
L’intérieur du vieux bâtiment était plongé dans la pénombre, où seules luisaient les bougies en graisse de yack alignées sur les autels. Il sortit de sa poche un morceau de papier et, dans une zone éclairée, chercha à s’orienter. Il traversa l’espace sombre et se retrouva dans une galerie. Un moine chauve, vêtu d’un tasen orange de l’ordre Galupka, surgit à l’entrée des chapelles et le visiteur l’interpella.
— Jinpa Khadroma ?
Le moine le regarda avec attention. Après une légère hésitation, il le salua en s’inclinant et lui fit signe de le suivre.
Ils rejoignirent la première terrasse du Jokhang et s’engagèrent à droite dans une coursive discrète, à l’air libre ; le moine s’arrêta devant un rideau kuou. Il leva légèrement un coin du rideau, regarda à l’intérieur, et murmura quelque chose ; une voix répondit et le moine ouvrit grand le rideau, s’inclina devant Tomás, lui fit signe d’entrer, se courba à nouveau et disparut.
La chambre était petite et sombre. Seule une petite fenêtre laissait passer la lumière, éclairant la natte où était assis un moine corpulent. Colées sur une armoire, des photos du Dalaï-Lama exilé et du défunt Panchen-Lama souriaient au visiteur, et une pile de livres se dressait sur une table basse, dans un délicat équilibre. Le moine tenait un petit volume dans la main ; il le ferma doucement, leva la tête et accueillit l’étranger avec un sourire.
— Tashi deleh.
— Tashi deleh.
— Je suis Jinpa Khadroma, annonça le moine. Vous souhaitiez me parler ?
Tomás se présenta et agita le papier qu’il avait dans la main, griffonné par Greg Sullivan à l’ambassade américaine à Lisbonne.
— Votre nom m’a été donné par des amis qui m’ont dit que vous pourriez m’aider.
— Quels amis ?
— Je crains de ne pouvoir les nommer. Mais ce sont des amis.
Le moine tordit ses grosses lèvres.
— Hum, murmura-t-il, pensif. Et en quoi puis-je vous aider ?
— Je cherche une personne ici au Tibet.
Tomás sortit de sa poche la carte postale et la remit à Jinpa. Le moine observa l’image du Potala et examina le message au verso.
— Qu’est-ce que c’est ?
— C’est une carte postale envoyée du Tibet à un ami de mon père qui a disparu. L’expéditeur tibétain s’appelle… Tomás se pencha et regarda la signature au bas de la carte postale que tenait Jinpa. Tenzing Thubten.
Le moine le fixa dans les yeux, sans trahir la moindre émotion, et posa la carte postale tout près de quelques photos du Dalaï-Lama.
— Tenzing Thubten n’est pas accessible au premier venu, dit Jinpa. Il nous faut d’abord vérifier certaines choses et en parler à certaines personnes.
— Bien sûr.
— Vous aurez demain la réponse. Si nous découvrons sur vous quelque chose de suspect, vous ne le verrez jamais. Mais si tout est en règle, votre souhait sera exaucé. Il fit un rapide geste de la main, comme pour le congédier. Soyez à 10 heures précises devant la chapelle d’Arya Lokeshvara.
Tomás prit note.
— Arya Lokeshara ?
— Lokeshvara.
Il corrigea.
— Et où se trouve-t-elle ?
Jinpa tourna la tête et indiqua du menton la carte postale posée près de lui.
— Au palais Potala.
XXIX
Une pluie fine et persistante tombait sur Lhassa, lorsque Tomás entama sa lente ascension vers le promontoire qui s’élevait au-dessus de la ville. Avançant d’un pas lent, sans cesser de surveiller sa respiration et les battements de son cœur, il grimpa l’escalier jusqu’à atteindre le niveau des toits du Shöl. Il s’arrêta alors, leva la tête et contempla le magnifique palais.
Le Potala reposait majestueusement sur le rocher escarpé, avec sa longue façade blanche qui tranchait sur la pierre sombre, sa tour rougeâtre dressée telle un donjon et ses étroites fenêtres regardant la ville qui se réveillait. Un palais qui évoquait un phare, une forteresse vigilante et protectrice, s’élevant au-dessus des brumes pour guider l’esprit du Tibet. Des drapeaux ornés de prières claquaient au vent. Haletant de fatigue et d’excitation, Tomás se pencha et admira la ville qui s’étalait dans la vallée ; chaque maison semblait prosternée au pied de la divinité qui l’observait depuis le Potala.
Tout ici semblait serein, transparent, élevé. Pur. Jamais Tomás n’avait éprouvé la sensation de se trouver entre ciel et terre, flottant au-dessus de la brume, l’esprit dégagé, émergeant de la masse humaine pour toucher Dieu, sentant l’éternité figée dans une seconde, l’éphémère rejoignant l’infini, le commencement de l’Oméga et la fin de l’Alpha, la lumière et les ténèbres, l’univers dans un souffle, l’impression que la vie a un sens mystique, qu’un mystère se cache au-delà du visible, une énigme gravée en un vieux code hermétique, un son millénaire que l’on devine sans l’entendre.