Le secret du monde.
Mais un vent glacial refroidit aussitôt l’appel de l’arcane qui lui brûlait la poitrine et l’obligea à presser le pas vers les portes du palais endormi. Il atteignit la grande place Deyang Shar devant le Potala, et gravit l’escalier jusqu’à pénétrer dans le palais Blanc, l’ancienne résidence du Dalaï-Lama. Il s’engouffra dans la chaleur des étages et sentit une aura de mystère l’envelopper.
Les pièces sombres, éclairées par de faibles lampes suspendues au plafond, semblaient renfermer un trésor perdu, dont une infime partie transparaissait dans les chants qui résonnaient le long des couloirs ; c’était les moines qui récitaient les textes sacrés. Seules les cloches qui sonnaient au loin rompaient le murmure modulé de la douce déclamation des mantras, le Om primordial qui se répercutait dans tout le palais comme un bourdonnement de dieux. Dans l’air, un relent nauséabond se mêlait aux senteurs capiteuses de l’encens. Dehors, le vent venait sans doute d’ouvrir une brèche dans les nuages qui voilaient le ciel, car les chauds rayons du soleil traversèrent soudainement les rideaux envahissant l’intérieur du palais.
Un moine jeune, chauve et vêtu d’un drap rouge, apparut dans le couloir et Tomás l’interpella aussitôt.
— Tashi deleh, salua l’étranger.
— Tashi deleh, répondit le moine, en s’inclinant légèrement.
Tomás prit l’air interrogatif.
— Arya Lokeshvara ?
Le Tibétain fit signe à Tomás de le suivre. Ils montèrent jusqu’au palais Rouge et longèrent des couloirs peints en orange ; ils passèrent sous les arcades supérieures, supportées par des piliers drapés de pourpre et dont les balcons donnaient sur les toits dorés. Le moine pointa une petite chapelle cachée dans un coin du palais, à l’escalier éclairé par un curieux rayon de soleil venant du plafond.
— Kale shu, articula le jeune moine, avant de s’éclipser.
La petite chapelle Arya Lokeshvara, bien qu’étroite, était haute et ornée de statues. Une brume d’encens flottait au-dessus des bougies et seul un moine se trouvait là, assis en train de méditer, le visage tourné vers les statues placées derrière une vitrine, en face de l’entrée. Tomás jeta un regard alentour, cherchant la personne qu’il était venu voir, s’attendant à être interpellé par une voix cachée dans l’ombre qui se présenterait comme étant Tenzing Thubten. Mais personne ne se manifesta. Il resta là de longues minutes, figé, regardant la lueur vacillante des bougies, écoutant les mantras récités par des voix lointaines.
Après vingt minutes, il commença à s’inquiéter, assailli par le doute. Les moines avaient-ils considéré son enquête comme suspecte ? Avait-il commis une maladresse ayant éveillé des soupçons ? Que ferait-il si toutes les portes se fermaient ? Comment poursuivrait-il ses recherches ?
— Khyerang kusu depo yinpe ?
Tomás tressaillit et se retourna. C’était le moine qui était assis dans la chapelle, le dos tourné.
— Pardon ?
— Je vous demandais si votre corps se porte bien. C’est notre manière de saluer un ami.
D’un pas hésitant, Tomás grimpa le petit escalier, entra dans la chapelle, s’approcha du Tibétain et reconnut le moine avec lequel il avait parlé la veille au temple de Jokhang.
— Jinpa Khadroma ?
Le moine tourna la tête, le regarda et sourit avec bonhomie, tel un Bouddha vivant.
— Surpris de me voir ?
— Eh bien… non… bredouilla Tomás. Enfin, oui. N’étais-je pas censé rencontrer ici Tenzing Thubten ?
Jinpa secoua la tête.
— Tenzing ne peut pas venir à vous. Nous avons vérifié vos lettres de recommandation, et rien ne s’oppose à la possibilité d’une rencontre. Mais c’est à vous d’aller à lui.
— Très bien, acquiesça l’historien. Dites-moi où ?
Le moine tourna la tête, ferma les yeux et inspira profondément.
— Êtes-vous un homme religieux, professeur Noronha ?
Tomás l’observa, un peu frustré que Jinpa ne lui dise pas aussitôt où rencontrer l’homme qu’il cherchait. Mais il avait conscience que les rythmes étaient différents ici et il se laissa guider par la question du moine.
— Pas vraiment.
— Vous ne croyez pas à quelque chose qui nous transcende ?
— Eh bien… peut-être, je ne sais pas. Disons que je cherche.
— Que cherchez-vous ?
— La vérité, je suppose.
— Je croyais que vous cherchiez Tenzing.
Tomás rit.
— Aussi, dit-il. Peut-être connaît-il la vérité.
À nouveau, Jinpa inspira profondément.
— Cette chapelle est la plus sacrée du Potala. Elle remonte au VIIe siècle, et c’est le dernier vestige du palais sur lequel on a bâti le Potala. Il se tut. Ne sentez-vous pas ici la présence de Dharmakãya ?
— Qui ?
Avec ses yeux clos, le moine semblait plongé dans la méditation.
— Que savez-vous sur le bouddhisme ?
— Rien.
Il y eut un nouveau silence, seulement rompu par les chants sacrés au loin.
— Voilà plus de deux mille cinq cents ans que naquit au Népal un homme appelé Siddhârta Gautama, un prince appartenant à une caste noble et qui vivait dans un palais. Mais, en constatant que derrière les murs du palais, la vie n’était faite que de souffrance, Siddhârta abandonna tout et alla vivre en Inde, dans une forêt, comme un ascète, torturé par cette question : à quoi bon vivre si tout est douleur ? Durant sept ans, il erra dans la forêt en quête de réponses. Cinq ascètes l’exhortèrent au jeûne, convaincus que le renoncement aux satisfactions du corps créerait l’énergie spirituelle qui les conduirait à l’illumination. Siddhârta jeûna jusqu’à devenir squelettique, au point que son nombril touchait sa colonne vertébrale. Enfin, il s’aperçut que ses efforts étaient vains et conclut que le corps avait besoin d’énergie pour soutenir l’esprit dans sa quête. Il décida alors d’abandonner les voies extrêmes. Pour lui, le vrai chemin n’était pas plus celui de la luxuriance du palais que celui de la mortification des ascètes, où les extrêmes se rejoignent. Il choisit donc la voie du milieu, celle de l’équilibre. Un jour, après s’être baigné dans le fleuve et nourri d’un peu de riz, il s’assit en posture de méditation sous un figuier, l’Arbre de l’Illumination que nous appelons Bodhi, et jura de ne plus en bouger tant qu’il n’aurait pas atteint l’illumination. Après quarante-neuf jours de méditation, arriva le soir où il parvint à la dissipation finale de tous ses doutes. Il se réveilla pleinement. Et Siddhârta devint Bouddha, l’éveillé.
— Mais de quoi s’est-il réveillé ?
— Il s’est réveillé du songe de la vie. Jinpa ouvrit les yeux, comme si lui aussi se réveillait. Une fois illuminé, Bouddha indiqua le chemin de l’éveil à travers les Quatre Nobles Vérités. La Première est dans la constatation que la condition humaine est souffrance. Cette souffrance est issue de la Deuxième Noble Vérité, qui est notre difficulté à intégrer un fait essentiel de la vie, celui que tout est transitoire. Toutes les choses naissent et meurent, a dit Bouddha. Nous souffrons parce que nous nous accrochons au songe de la vie, aux illusions des sens, au fantasme que tout puisse durer, au lieu d’accepter l’existence comme un fleuve qui passe. C’est là notre karma. Nous vivons avec la conviction que nous sommes des individualités, alors qu’en vérité nous faisons partie d’un tout indivisible.