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— Il faut que nous parlions ici, interrompit-elle.

— Ici ? s’étonna le fils. Mais pourquoi ?

— Parce que nous devons parler seuls. Sans personne autour.

Tomás prit une mine intriguée et referma doucement la porte de la pièce. Il avança deux chaises, où ses parents s’assirent, et rejoignit sa place, derrière le bureau.

— Alors ? demanda-t-il, en les regardant d’un air interrogatif. Que se passe-t-il ?

Ses parents semblaient gênés. La mère regarda son mari, indécise, comme si elle attendait qu’il commence à parler. Comme il restait muet, elle le devança.

— Ton père a quelque chose à te dire. Elle regarda de nouveau son mari. N’est-ce pas, Manuel ?

Le père se redressa sur sa chaise et toussa.

— Je suis inquiet parce qu’un de mes collègues a disparu, dit-il, visiblement mal à l’aise. Augusto…

— Manuel, interrompit la femme. Ne commence pas à divaguer.

— Je ne divague pas. La disparition d’Augusto me préoccupe, que veux-tu ?

— Nous ne sommes pas venus ici pour parler d’Augusto.

Le regard de Tomás alla de l’un à l’autre.

— Qui est Augusto ?

La mère roula des yeux, contrariée.

— C’est le professeur Augusto Siza, un collègue de ton père à l’université. Il enseigne la physique et il a disparu voilà deux semaines.

— Ah, oui ?

— Mon fils, cette histoire ne nous concerne pas. Nous sommes ici pour une autre raison. Elle regarda son mari. N’est-ce pas, Manuel ?

Manuel Noronha baissa la tête et inspecta ses ongles, jaunis par tant d’années de cigarettes. Assis derrière son bureau, Tomás examina son père. Il était presque chauve, seuls résistaient à la calvitie un cercle de cheveux blancs tombant sur les oreilles et la nuque ; ses sourcils, épais et rebelles, grisonnaient et son visage était creusé, ses pommettes trop saillantes cachaient presque ses petits yeux marron clair ; et de grandes rides entaillaient sa face comme des cicatrices. À y regarder de près, son père se faisait vieux ; vieux et maigre, avec un corps chétif et sec, il ne lui restait pratiquement plus que la peau et les os. Il avait 70 ans et l’âge commençait à lui peser, c’était incroyable qu’il donne encore des cours de mathématiques à l’université de Coimbra. Seuls sa lucidité et son talent le permettaient, mais il avait tout de même dû obtenir une autorisation spéciale du recteur ; dans le cas contraire, il aurait dépéri chez lui depuis longtemps.

— Manuel, insista la femme. Allez, vas-y. Je t’avertis, si tu ne dis rien, moi je lui dirai.

— Mais dire quoi ? demanda Tomás, intrigué par tout ce mystère.

— Je vais lui dire, lança le père.

Le professeur de mathématiques n’était pas une personne bavarde. Son fils s’était habitué à le voir, au fil des années, comme un être distant, un homme silencieux, une cigarette toujours à la main, enfermé dans son bureau sous les combles, cramponné à un crayon ou à une craie, coupé de la vie, une sorte d’ermite de l’abstraction ; son monde se réduisait aux théories de Cantor, à la géométrie d’Euclide, aux théorèmes de Fermat et Gödel, aux fractals de Mandelbrot, aux systèmes de Lorenz, à l’empire des nombres. Il vivait dans un nuage d’équations et de tabac, plongé dans un univers irréel, loin des hommes, en une réclusion ascétique, ignorant presque sa famille ; c’était un esclave de la nicotine et des algorithmes, des formules et des fonctions, de la théorie des ensembles et des probabilités, de la symétrie, de pi et de phi, et de tout ce qui touchait à tout.

À tout. Sauf à la vie.

— Je suis allé chez le médecin, annonça Manuel Noronha, comme s’il n’avait plus rien à ajouter.

Il y eut un silence.

— Oui ? encouragea le fils.

Le vieux professeur, comprenant qu’on attendait qu’il continue de parler, se cala sur sa chaise.

— J’ai commencé à tousser voilà quelque temps déjà, deux ou trois ans. Il toussa deux fois, comme pour donner un exemple. D’abord, j’ai cru que c’était un rhume, puis de l’allergie. Le problème, c’est que ma toux s’est aggravée, et j’ai perdu l’appétit. J’ai maigri et j’ai commencé à me sentir faible. Comme Augusto m’avait demandé, à ce moment-là, de vérifier quelques équations, j’ai attribué cette fatigue et cette perte de poids à l’excès de travail. Il porta sa main à la poitrine. Ensuite, j’ai commencé à siffler. Il respira profondément, laissant entendre un sifflement montant du thorax. Ta mère m’a demandé d’aller chez le médecin, mais je ne l’ai pas écoutée. Par la suite, j’ai été pris de violents maux de tête et de douleurs dans les os. Je m’obstinais à croire que c’était dû au travail, mais ta mère m’a tellement cassé les oreilles que j’ai enfin accepté un rendez-vous avec le docteur Gouveia.

— Ton père est un ours, comme tu le sais, observa la mère. Il a presque fallu que je le traîne jusqu’à la clinique.

Tomás resta muet. Il n’aimait pas le tour que prenait la conversation, il anticipa la conclusion logique et comprit que son père avait un vrai problème de santé.

— Le docteur Gouveia m’a demandé de faire des examens, reprit Manuel Noronha. On m’a fait une prise de sang et quelques radios. Le médecin a vu les résultats et m’a demandé d’effectuer aussi un TAC. Puis, il nous a reçus dans son cabinet, ta mère et moi, et nous a révélé qu’il avait détecté quelques taches dans mes poumons et une augmentation des ganglions lymphatiques. Il a déclaré que je devais encore faire une biopsie, pour analyser un échantillon au microscope et voir ce que c’était. J’ai pris rendez-vous pour une bronchoscopie, afin qu’on extraie un fragment de tissu pulmonaire.

— Pouah ! s’écria la mère, avec son roulement d’yeux si particulier. La bronchoscopie, c’était une boucherie.

— Comment pouvais-je réagir autrement ? demanda le père, en lui lançant un regard vexé. J’aurais aimé te voir à ma place, hein ? Ç’aurait été du joli.

Il regarda son fils comme s’il cherchait un allié.

— Ils ont introduit un petit tube dans mon nez et l’ont fait descendre par ma gorge jusqu’aux poumons. Il indiqua avec son doigt tout le trajet de la sonde. Je pouvais à peine respirer, c’était vraiment horrible.

— Et qu’a révélé l’examen ? questionna Tomás, impatient de connaître la conclusion de l’histoire.

— Eh bien, ils ont examiné l’échantillon prélevé sur la tache de mon poumon et sur mes ganglions lymphatiques. Passés quelques jours, le docteur Gouveia nous a appelés pour une nouvelle réunion. Après un long discours, il a fini par dire que j’avais… euh… Il regarda sa femme. Graça, toi qui retiens ces choses, comment a-t-il dit déjà ?

— Je n’oublierai jamais, observa Graça Noronha. Il a appelé ça une « prolifération incontrôlée des cellules du revêtement épithélial de la muqueuse des bronches et des alvéoles du poumon ».

Tomás fixa du regard sa mère, puis son père, et de nouveau sa mère.

— Qu’est-ce que ça veut dire au juste ?

Manuel Noronha soupira, laissant distinctement entendre le sifflement qui montait de sa poitrine.

— J’ai un cancer, Tomás.

Le fils écouta et tenta d’intégrer l’information dans sa conscience, mais il resta figé, sans réaction.

— Un cancer ? Comment ça, un cancer ?

— J’ai un cancer du poumon. Il respira de nouveau profondément. D’abord, je n’y ai pas cru. J’ai pensé qu’on avait échangé les examens, en mettant mon nom sur la fiche d’une autre personne. J’ai quitté le cabinet et je suis allé consulter un autre médecin, le docteur Assis, qui m’a fait de nouveaux tests, avant de me tenir un grand discours comme quoi j’avais un problème gênant qui exigeait d’être soigné, mais sans me dire lequel.