Rien d’autre.
Mais, à ce moment précis, le confort était loin d’être le principal souci de Tomás. La question centrale se réduisait à son nouveau statut de prisonnier. Il s’assit en tailleur sur la couverture et fit le point sur sa situation. Ses ravisseurs étaient les Iraniens ; ils cherchaient à découvrir le secret du manuscrit d’Einstein et, pour couronner le tout, Ariana était de leur côté.
Il avait peine à y croire, mais il l’avait vue. Il avait vu Ariana avec le colonel iranien, il l’avait vue dans la camionnette où il avait été séquestré. Il l’avait vue participer à tout ça. Comment était-ce possible ? Le doute le tortura. Était-elle depuis toujours contre lui ? L’avait-elle trompé dès le début ? Mais dans quel but ? Pourquoi avoir joué toute cette comédie à Téhéran ? Non, pensa-t-il. C’était impossible. Ariana ne pouvait pas être aussi perfide. Il devait y avoir une autre explication. Il chercha des alternatives, tenta une autre voie. Il s’interrogea presque timidement, agissait-elle sous la contrainte de quelqu’un ? Avait-elle été surprise en train de l’aider si bien que sa vie aussi était à présent en danger ? Mais, si elle était en danger et se trouvait sous la menace du régime, pourquoi l’aurait-on laissée venir au Tibet ?
Il resta là des heures, enfermé, seul, livré à ses questions. Le goût amer de la trahison ne le lâchait pas, c’était comme un fantôme qui assombrissait chacune de ses pensées, une tache qui maculait ses sentiments, un doute qui le taraudait au-delà du tolérable.
Le bruit des pas qui s’approchaient rompit le fil de ses sombres pensées. Il retint sa respiration et concentra son attention. Il entendit des voix qui accompagnaient ces pas, puis les pas s’arrêtèrent et il perçut le bruit métallique d’une clé qu’on introduisait dans la serrure de la porte.
La porte s’ouvrit et la silhouette corpulente du colonel Kazemi envahit la petite pièce. Il tenait un tabouret dans la main et était suivi par d’autres personnes. Tomás allongea la tête et reconnut Ariana.
— Alors comment va notre professeur ? demanda l’officier du VEVAK d’un ton jovial. Prêt à parler ?
Kazemi laissa entrer Ariana et referma la porte. Puis il posa le tabouret au sol et s’assit en regardant Tomás. Le détenu s’était redressé sur la couverture tibétaine, regardant avec méfiance les deux Iraniens.
— Que me voulez-vous ?
— Vous le savez, dit Kazemi en souriant avec condescendance.
Tomás l’ignora et lança à Ariana un regard accusateur.
— Comment pouvez-vous me faire ça ?
L’Iranienne détourna les yeux pour fixer le sol.
— Le professeur Pakravan n’a pas de compte à vous rendre, grogna Kazemi. Venons-en à ce qui nous intéresse.
— Parlez, insista Tomás, le regard fixé sur Ariana. Que se passe-t-il ici ?
Le colonel brandit son index.
— Je vous préviens, professeur Noronha, vociféra-t-il d’une voix menaçante. Le professeur Pakravan n’a pas d’explication à vous donner. C’est vous qui devez nous en donner.
Tomás fit mine de ne pas entendre l’homme du VEVAK et garda les yeux rivés sur l’Iranienne.
— Dites-moi que tout ça n’a pas été un mensonge. Dites-moi quelque chose.
Kazemi se leva brusquement de son tabouret, empoigna Tomás par le col et leva la main droite, prêt à le gifler.
— Taisez-vous, imbécile ! hurla-t-il.
Ariana cria quelque chose en farsi et le colonel retint sa main en l’air. Il repoussa Tomás avec mépris et regagna son tabouret, une expression de dépit sur le visage.
— Alors ? insista le prisonnier, toujours sur un ton de défi. Comment expliquez-vous tout ça ?
Ariana garda un instant le silence, puis regarda le colonel et parla de nouveau avec lui en farsi. Après un échange de paroles inintelligibles, Kazemi fit un geste agacé et se tourna vers Tomás.
— Que voulez-vous savoir ?
— Je veux savoir quel rôle a joué le professeur Pakravan dans cette histoire.
L’officier du VEVAK sourit froidement.
— Mon pauvre monsieur, dit-il. Vous croyez vraiment qu’on peut s’évader d’Evin aussi facilement ?
— Que voulez-vous dire par là ?
— Je veux dire que ce n’est pas vous qui avez réussi à vous évader, vous entendez ? Nous vous avons laissé vous échapper.
— Comment ça ?
— Le transfert d’Evin vers la prison 59 n’était qu’un prétexte pour permettre votre évasion.
Tomás, incrédule, regarda Ariana.
— C’est la vérité ?
Le silence de l’Iranienne fut éloquent.
— C’est le professeur Pakravan qui a tout organisé, déclara le colonel, comme s’il parlait pour elle. Votre transfert, la mise en scène au milieu de la rue pour vous faire croire à un enlèvement, tout.
Le détenu resta le regard fixé sur Ariana, l’air hagard.
— Tout n’était donc qu’une supercherie…
— Tout, répéta Kazemi. Ou bien croyez-vous qu’un prisonnier puisse nous échapper aussi facilement, hein ? Il sourit d’un air moqueur. Si vous vous êtes évadé, c’est parce que nous l’avons voulu, vous comprenez ?
Tomás restait perplexe, le regard hésitant entre les deux Iraniens.
— Mais… dans quel but ? Pourquoi tout ça ?
Le colonel soupira.
— Pourquoi ? demanda-t-il avec morgue. Parce que nous étions pressés, bien sûr. Parce que nous voulions que vous nous mettiez sur la voie du secret sans perdre de temps. Il se cala sur son tabouret. Sachez que vous auriez tout avoué si on vous avait emmené à la prison 59.
— Alors pourquoi ne pas l’avoir fait ?
— Parce que nous ne sommes pas stupides. On vous a surpris en pleine nuit dans le ministère de la Science en train de voler un manuscrit lié à notre programme nucléaire ; à nos yeux, il était évident que vous n’aviez pas agi par intérêt personnel. Vous étiez forcément en mission pour la CIA ou pour quelque autre organisation américaine. Mais, puisque vous étiez au service de la CIA, il était clair que vous n’avoueriez jamais ce fait. Il haussa les épaules. Ou plutôt, vous auriez fini par avouer, c’est certain. Mais ça pouvait prendre des mois. Et nous étions pressés.
— Et alors ?
— Et alors ? Et alors le professeur Pakravan nous a proposé une solution pour régler le problème. On vous laissait prendre la fuite et, ensuite, on vous suivait à la trace. Ça y est, vous avez compris ?
Tomás regarda à nouveau Ariana.
— Donc, tout n’était qu’une mise en scène.
— Hollywood, dit Kazemi. Et du meilleur. Vous étiez sous notre surveillance et il nous a suffi de vous suivre jusqu’ici.
— Mais qu’est-ce qui vous a fait penser que je continuerais à chercher ? Après tout, le manuscrit se trouve à Téhéran.
Le colonel ricana.
— Cher professeur, vous ne m’avez pas bien compris. Il est évident que vous ne chercheriez plus le document. Mais vous alliez sans doute chercher à en savoir plus sur les recherches du professeur Siza.
— Ah ! s’exclama Tomás. Le professeur Siza. Qu’avez-vous fait de lui ?
Kazemi toussa.
— Eh bien… il y a eu un petit accident.
— Comment ça, un petit accident ?
— Le professeur Siza a été invité à Téhéran.
— Invité ? Avez-vous pour habitude d’entrer par effraction dans la maison de vos invités et de fouiller leur bureau ?
L’officier sourit.
— Disons qu’il a fallu… convaincre le professeur Siza d’être notre invité.
— Et que lui est-il arrivé ?
— Mieux vaut peut-être commencer par le début, dit Kazemi. L’année dernière, un de nos scientifiques, un homme qui travaillait dans la centrale de Natanz, est revenu d’une conférence de physique à Paris avec une information particulièrement intéressante. Il avait entendu une conversation entre physiciens, où l’un d’eux avait prétendu posséder un manuscrit inconnu contenant la formule de la plus grande explosion jamais imaginée et qu’il était sur le point de terminer des recherches qui complèteraient les découvertes révélées dans ce document. Notre homme nota le nom du scientifique qui détenait ces secrets. Il s’agissait du professeur Siza, de l’université de Coimbra.