— Bon, très bien.
— Et après vos aveux ? Que vous serait-il arrivé ?
— Je ne sais pas. J’aurais croupi longtemps en prison, je pense.
Ariana secoua la tête.
— On vous aurait tué, Tomás. Elle le regarda furtivement. Vous comprenez ? N’ayant plus d’utilité, on vous aurait supprimé.
— Vous croyez ?
L’Iranienne regarda à nouveau la route.
— Je ne le crois pas, dit-elle. Je le sais. J’étais désespérée quand j’ai su ce qui vous attendait. C’est alors que j’ai eu cette idée. Pourquoi ne pas vous libérer et ensuite vous suivre pour voir jusqu’où mèneraient vos investigations ? Après tout, leur ai-je dit, peut-être que son père sait quelque chose qui permettrait de percer le mystère. Pourquoi ne pas le laisser rejoindre son père, en le gardant sous une étroite et discrète surveillance ? Ne serait-ce pas plus productif que ce que vous lui réservez ? Elle sourit froidement. Mon idée, inspirée par mon espoir de vous sauver la vie, fut jugée très intéressante. Les caïds du régime, qui jusque-là réclamaient votre tête, se sont ravisés. Après tout, leur ai-je dit, la priorité était de développer en secret une arme nucléaire facile à concevoir, une de ces armes que ni l’Agence internationale de l’énergie atomique ni les satellites espions américains ne réussiraient jamais à localiser. Tel était le but de la manœuvre. Dans ce cas, puisque votre libération servait cet objectif, pourquoi ne pas vous libérer ? Elle regarda à nouveau Tomás quelques instants. Vous commencez à comprendre ? C’est comme ça que je les ai convaincus de vous faire évader. Ensuite, ce n’était plus qu’une question de mise en scène.
— Mais n’était-ce pas plus simple de me libérer de manière légale ? Pourquoi tout ce cirque en pleine rue pour me faire croire que l’on venait à mon secours ?
— Parce que la CIA aurait aussitôt eu des doutes. Imaginez, on vous arrête la nuit au ministère avec un tel document, flanqué d’un agent de la CIA tirant des coups de feu, et, quelques jours plus tard, on vous laisse partir tranquillement ? Ne pensez-vous pas qu’un tel comportement aurait éveillé les soupçons de la CIA ? Elle secoua la tête. Il est évident qu’on ne pouvait pas vous libérer comme si de rien n’était. Il fallait que ce soit une évasion. Ce ne pouvait être qu’une évasion. Et surtout, une évasion crédible.
— Je vois, dit Tomás. Mais pourquoi ne m’avez-vous rien dit ?
— Parce que je ne pouvais pas ! Lorsque je vous parlais, j’étais également surveillée, qu’est-ce que vous croyez ? De plus, il était important que vous agissiez de manière spontanée. En vous révélant quoi que ce soit, je risquais de tout compromettre.
L’historien passa une main dans ses cheveux.
— Je comprends, dit-il. Mais maintenant que vous m’avez sorti de ce trou à Lhassa, n’êtes-vous pas également en danger ?
— Bien entendu.
— Alors… Pourquoi l’avoir fait ?
Ariana mit un certain temps à répondre. Elle garda un long moment le silence, les yeux rivés à la route.
— Parce que je ne pouvais pas les laisser vous tuer, murmura-t-elle pour finir.
— Seulement voilà, à présent c’est vous qui pouvez aussi être tuée.
— Pas si nous leur apportons la preuve que le manuscrit n’a rien à voir avec les armes atomiques.
— Et si nous ne parvenons pas à le prouver ?
L’Iranienne le fixa avec des yeux brillants et une expression de tristesse.
— Alors nous mourrons tous les deux, j’en ai bien peur.
Il faisait une chaleur infernale dans le 4x4. Le soleil cognait si fort que la température était insupportable, ils transpiraient tellement qu’ils baissèrent les vitres pour sentir l’air frais. Le 4x4 atteignit un défilé et parcourut le chemin en cahotant, le long d’une gorge tapissée de galets, en soulevant de gros nuages de poussière.
Le visage rafraîchi par le vent, Tomás admira le spectacle serein de la nature. Le paysage tibétain, comprit-il, avait l’intensité nue de la force brute des couleurs. Ici, les rouges étaient plus vifs, les verts plus éclatants, les jaunes plus flamboyants, les couleurs dégageaient une telle luminosité qu’elles semblaient irradier des montagnes, dans une explosion chromatique si éblouissante qu’elle engourdissait les sens.
C’est alors qu’ils l’aperçurent. Une tache d’un bleu perçant qui scintillait. C’était un joyau poli, un miroir indigo posé sur la terre dorée. Sa lumière était d’un bleu d’une rare intensité, hypnotique.
Elle arrêta le 4x4. Le lac ressemblait à une vitre éclairée de l’intérieur, la gamme de bleu était infinie, bleu marine au fond, bleu cobalt à la surface, vert opale près des bords, là où les eaux léchaient une plage de sable blanc ; un atoll miraculeusement posé au milieu d’une cordillère poupre et dorée, une orgie de couleurs.
Ariana coupa le moteur, sortit du 4x4 et ouvrit la porte du coffre pour y prendre le panier. Midi approchait et c’était un endroit idéal pour déjeuner. Tomás aida Ariana et ils descendirent le talus qui conduisait au lac.
Le soleil cognait au point de brûler la peau. Ils s’installèrent d’abord près d’un rocher, sur les bords du lac, mais le soleil était trop violent et ils se déplacèrent vers une zone d’ombre, au pied de la montagne. Mais dès qu’ils franchirent la ligne d’ombre, ils furent frigorifiés. Le froid était saisissant. Ils changèrent à nouveau de place, vers un point intermédiaire, le buste à l’ombre, les jambes au soleil. Tomás n’arrivait pas à croire à une telle amplitude de température, au moins dix degrés de différence. Leurs jambes cuisaient sous la chaleur, leur buste tremblait de froid.
Ils se regardèrent et se mirent à rire.
— C’est l’air, observa Ariana, amusée.
— Qu’est-ce qu’il a l’air ?
— Il est trop raréfié, expliqua-t-elle. Il n’absorbe pas la chaleur du soleil ni ne filtre son rayonnement. D’où ce phénomène. Elle inspira une bouffée d’air. Quand j’étais enfant et que je partais en promenade dans les montagnes Zargos, en Iran, je ressentais parfois cet effet, mais pas d’une manière aussi marquée. Ici, l’air est si pauvre qu’il ne retient pas la chaleur ni ne nous protège des rayons ultraviolets. Elle regarda la zone ensoleillée et fit une moue. Mieux vaut rester à l’ombre, c’est un moindre mal.
Tomás posa le panier sur un rocher et chacun prit un sandwich. Ils s’assirent et se mirent à manger en contemplant le décor autour d’eux. D’une beauté à couper le souffle.
Le ciel était sombre et profond, contrastant avec le paysage nu et exubérant dans sa débauche de couleurs. On aurait dit qu’ici la lumière obéissait à des lois différentes ; comme si la clarté ne descendait pas du ciel, mais montait de la terre, comme si l’arc-en-ciel était un phénomène terrestre et non pas aérien.
— J’ai froid, se plaignit Ariana.
Presque sans réfléchir, comme s’il obéissait à un instinct de mâle protecteur, Tomás s’approcha d’elle, ôta sa veste et la posa sur ses épaules. Puis il la pressa contre son corps. Un geste tendre et innocent, destiné à la réchauffer. Un geste qui déclencha bien autre chose. Il sentit sa peau douce, sa respiration plus rapide, le parfum de lavande dans ses cheveux. Il la regarda, vit ses lèvres s’entrouvrir et se pencha lentement, le corps frémissant de plaisir.
D’abord, ils s’embrassèrent tendrement, avec une infinie douceur, puis leur baiser devint gourmandise, comme s’ils en voulaient encore et encore, le premier contact timide se mua en une étreinte fougueuse, la tendresse se changea en désir, l’amour devint volupté.