L'Italien semblait moins humble que précédemment. Au contraire, il faisait montre d’un curieux aplomb qui lui donnait quelque chose d’inquiétant.
— Jé eu votré adresse par lé commissariat, fit-il. Jé voulais vous parlate seul…
— Seul ? s’étonna Clay.
— Seul, répéta docilement l’Italien.
Il eut un regard qui signifiait : « Qu’attendez-vous pour me faire entrer ? ».
Le policier hésita et le fit entrer. Tous deux prirent place dans le petit studio.
Clay, qui en toutes circonstances faisait preuve d’une parfaite aisance et savait en imposer à ses interlocuteurs, pour la première fois se trouvait comme gêné.
Que signifiait la présence chez lui de cet étranger ? Jusqu’ici, son domicile était une retraite secrète où il se terrait lorsqu’il en avait classe, du métier dangereux qu’il avait choisi.
— Je vous écoute, soupira-t-il en allumant une cigarette.
L'Italien tenait à la main sa casquette à visière de carton cuit.
— Cendrini est uné pauvre homme, murmura-t-il doucement.
— Qui est Cendrini ? interrogea Clay.
— Mais… moi, inspector !
— Ah oui !
— J’ai ouné femme malado, continua l’autre, grava maladia… Le sang ! Dio santo ! Elle né pau plous marché. Et yé on bambino, et yé ouné madre, vieille, très vielle… Et jé né parviens pas à donner à mangiare à tosté, inspector…
Il essuya une larme furtive et se mit à tourner sa casquette entre ses doigts.
Clay eut un hochement du menton.
— C'est pour me dire ça que vous êtes venu ?
— Si, signor…
— Où voulez-vous en venir, Cendrini ?
— Jé bésoin d’arzent, fit l’Italien.
— Vous n’êtes pas le seul, dit Clay, de plus en plus mal à l’aise. Je suppose que vous ne comptez pas sur moi pour vous en fournir ?
L'autre le regarda froidement.
— Si, zoustément, inspector !
Clay eut soudain mal au creux de l’estomac. Cela lui fit comme une atroce sensation de brûlure dans les entrailles ; il sentit que les battements de son cœur s’espaçaient. Les extrémités de ses oreilles devinrent froides.
— Quelle idée ! dit-il d’un ton faiblissant.
Cendrini crut le moment opportun pour abattre ses cartes.
— Ouné pétit peu de ce que contenait lé portefouillé dé Malisson mé suffirait, dit-il.
Clay ne dit pas un mot. Depuis qu’il avait ouvert la porte à l’homme, il pressentait un dénouement de ce genre.
Il dut avaler sa salive à plusieurs reprises avant de pouvoir parler.
— Vous… Que… Qu’est-ce que vous dites ! bégaya-t-il.
— Vous lé savez parfaitement, inspector, dit Cendrini. Vous avez pris lé portefouillé dans lé coffré. J’ai vou… Tout vou… Et vous l’avez mis dans vostre quémisa…
Ce détail prouva au policier qu’il ne bluffait pas. Clay se dit qu’il était cuit. L'autre avait mijoté son coup et venait le faire chanter.
Il essaya de le prendre de haut.
Rapprochant son siège de celui de Cendrini, il énonça d’une voix glacée :
— Toi, mon petit père, tu as l’air d’avoir envie de goûter de la taule. Ça te botterait, si je fichais le meurtre de Malisson sur le râble ?
L'autre avait dû mettre sa petite affaire au point, car il secoua la tête sans se frapper.
— Impossibilé, dit-il.
Clay serra les poings.
— Impossibilé, parodia-t-il. Vraiment, tu crois ça ?
— Si, inspector, jé oun alibi… Oun vrai, indiscoutablé !
S'il disait cela, on pouvait le croire, l’Italien avait dû envisager cette réaction de Clay.
Clay aborda un autre bout du sujet.
— Et tu t’imagines comme ça qu’on te croirait ? demanda-t-il. Entre ta parole et la mienne, personne n’hésiterait, et tout ce que tu récolterais, ce serait une inculpation pour diffamation et tentative de chantage, c’est-à-dire quelque chose qui irait bien chercher dans les cinq ans ! Et je te promets qu’à titre de prime, tu aurais droit à un fameux passage à tabac, mon joli !
— Signor, dit l’autre de sa voix égale, presque monotone, on me croirait.
— Sans blague !
— Oui…
— Et pourquoi te croirait-on ?
— Parce que cé matino, je venais vous voir, vous sortiez, jé vous ai souivite… Vous êtes allate à vostré banqué et vous avez déposate molti arzenté ! Et jé lé dirais au zouze, si jé devais.
C'était l’argument définitif. Clay vit que l’Italien le tenait. Il était à sa merci… Devant un tel problème, il y avait deux solutions : ou chanter et les lâcher, ou le prendre de haut et laisser agir Cendrini.
D’un côté comme de l’autre, ça risquait de le mener loin.
Il y eut un silence prolongé.
— Si vous voyez ma povré femma, murmura Cendrini. Ouné pitié, inspector, ouné véritablé pitié… Ah, si j’avais assez d’arzenté per la faire soignate.
Clay demanda :
— Il te faudrait combien… pour la faire soigner, ta garcerie de femelle ?
— Dix mille dollars, dit Cendrini.
Clay fit la grimace.
— Tu ferais mieux de t’en payer une autre, essaya-t-il de plaisanter.
Mais le cœur n’y était pas et il trouva sa boutade lugubre.
Il réfléchit.
Cela lui faisait mal au cœur de lâcher dix mille dollars à ce traîne-patin. Ce faisant, il ne conjurerait pas le mal. On ne calme jamais un maître-chanteur en lui lâchant du fric. On ne fait qu’exciter sa convoitise. Par ailleurs, s’il l’envoyait au bain, l’homme était tout à fait capable de porter le suif auprès de ses chefs, et alors il serait chocolat, lui, Clay, à cause de ce gros dépôt fait à sa banque et dont il resterait toujours la trace.
Il fit craquer ses phalanges. Un désir de violence lui mordait les nerfs. S'il ne s'était pas contenu, il aurait foudroyé l’Italien d’un coup de poing entre les deux yeux.
— C'est bon, dit-il, passe ce soir à Brooklyn. J’y serai en mission : l’entrepôt, à gauche du chantier naval… Viens vers les dix heures… J’aurai retiré l’argent de ma banque. Maintenant, il faut que je file au commissariat. Et tâche de tenir ta langue, si tu ne veux pas que je me mette en colère, car alors ça ferait du vilain.
L'Italien eut un sourire heureux.
— Dix heures ! Brooklyn ! J’y serai, inspector… Et né vous tourmentate pas per ma langué, elle esté immoubile quand on sait la faire ténir tranquille !
Il se leva, se coiffa de sa casquette à visière de carton. Ses cheveux noirs et frisés dépassaient du couvre-chef, formant une sorte d’auréole crépue.
Cendrini avait une silhouette rigolote. Un drôle de pistolet ! Il était court sur pattes et avait la poitrine bombée, ce qui lui donnait l’aspect d’un vague polichinelle.
Clay le regarda s’éloigner, l’air pensif.
Il souhaitait ardemment que l’homme vînt seul, ce soir-là, au rendez-vous ; que la nuit fût noire et le quai désert…
Ce serait plus commode pour le tuer.
CHAPITRE VI
Oui, l’idée du meurtre avait germé presque instantanément dans le cerveau de John Clay. Tandis qu’il regardait l’Italien assis en face de lui, il avait décidé que c’était la seule solution valable qui s’offrait. La troisième, mais la meilleure.
Ce ne serait pas la première fois que Clay tuerait un homme. Des hommes, il en avait abattu déjà pas mal, au cours de ses dix années de police. Son premier, il l’avait liquidé le premier mois de son service, alors qu’il n’était qu’un agent en uniforme préposé à la circulation. Il s’agissait d’un fou qui mitraillait les passants. Clay s’était jeté à plat ventre derrière un réverbère, et calmement, sans frémir, un peu comme on fait un carton dans une fête foraine, il avait collé une balle dans la tête du fou… Ç’avait été une très bonne note pour lui. À la promotion suivante, on l’avait foutu sergent.