Elle découvrit que la vie dans la chaumière n’était pas des plus simples. La question du nom des chèvres, par exemple.
« Mais il leur faut des noms ! dit-elle. Tout a un nom. »
Mémé la regarda de derrière les flancs en forme de poire de la chèvre principale pendant que le lait giclait dans le seau trapu.
« Elles ont sans doute des noms en chèvre, dit-elle vaguement. À quoi ça leur servirait, des noms en humain ?
— Ben…» fit Esk qui s’arrêta. Elle réfléchit un instant. « Comment tu leur fais faire ce que tu veux, alors ?
— Elles le font, voilà, et quand elles ont besoin de moi, elles bêlent. »
Esk, gravement, donna un brin de foin à la bête. Mémé l’observa, songeuse. Les chèvres avaient des noms entre elles, ça, elle le savait bien : il y avait « chèvre qui est mon petit », « chèvre qui est ma mère », « chèvre qui mène le troupeau » et une demi-douzaine d’autres noms parmi lesquels, et non le moindre, « chèvre qui rend chèvre ». Elles avaient une organisation de troupeau compliquée, quatre estomacs, un système digestif qui paraissait très actif par nuits calmes, et Mémé avait toujours pensé que les affubler de noms dans le genre de « Bouton d’Or » revenait à insulter ces nobles animaux.
« Esk ? fit-elle, une fois décidée.
— Oui ?
— Qu’est-ce que tu veux faire quand tu seras grande ? »
Esk eut l’air interdit. « Sais pas.
— Eh ben, reprit Mémé dont les mains continuaient de traire, qu’est-ce que tu crois que tu feras une fois adulte ?
— Sais pas, moi. Je me marierai, je pense.
— Tu veux te marier ? »
Les lèvres d’Esk allaient prononcer le s de « sais pas », mais au vu du regard de Mémé, la fillette se ravisa et réfléchit.
« Tous les adultes que j’connais, ils sont mariés, finit-elle par dire avant de réfléchir encore. Sauf toi, ajouta-t-elle prudemment.
— C’est vrai, dit Mémé.
— T’as pas voulu te marier ? »
Ce fut au tour de Mémé de réfléchir.
« J’y ai jamais pensé, dit-elle enfin. Trop de choses à faire, tu comprends.
— Père dit que t’es une sorcière, fit Esk, risquant le tout pour le tout.
— C’est ce que j’suis. »
Esk hocha la tête. Dans les montagnes du Bélier on mettait les sorcières au même rang que, dans d’autres cultures, les bonnes sœurs, les percepteurs d’impôts ou les vidangeurs. C’est-à-dire qu’on les respectait, qu’on les admirait parfois, qu’on applaudissait à leur travail dont quelqu’un devait bien se charger, mais qu’on ne se sentait jamais vraiment à l’aise dans la même pièce qu’elles.
Mémé demanda : « Ça te plairait d’apprendre la sorcellerie ?
— La magie, tu veux dire ? fit Esk dont les yeux s’allumèrent.
— Oui, la magie. Mais pas la magie de charlatan. La vraie magie.
— Tu sais voler ?
— Y a d’autres choses plus intéressantes.
— Et j’peux les apprendre ?
— Si tes parents sont d’accord. »
Esk soupira. « Mon père le sera pas.
— Alors j’irai lui causer », dit Mémé.
« Maintenant, tu vas m’écouter, Gordo Lefèvre ! » Lefèvre recula dans sa forge, les mains à demi levées pour se protéger de la fureur de la vieille femme. Elle avança sur lui, pourfendant le vide d’un doigt vertueux.
« C’est moi qui t’ai mis au monde, grand imbécile, et t’as pas plus de jugeote aujourd’hui que ce jour-là…
— Mais… tenta Lefèvre qui fit un saut de côté pour ne pas reculer dans l’enclume.
— La magie l’a trouvée ! La magie de mage ! La mauvaise magie, tu comprends ? Cette magie-là, elle est pas pour elle !
— Oui, mais…
— As-tu la moindre idée de ce qu’elle peut faire, cette magie ? »
Lefèvre s’affaissa. « Non. »
Mémé s’arrêta et se détendit un peu.
« Non, répéta-t-elle avec plus de douceur. Non, évidemment. »
Elle s’assit sur l’enclume et s’efforça de réfléchir calmement.
« Écoute. La magie a une espèce de… de vie propre. Ç’a pas d’importance parce que… enfin, tu vois, la magie de mage…» Elle leva les yeux sur sa longue mine ahurie et fit un nouvel essai. « Bon, le cidre, tu connais ça ? »
Lefèvre répondit oui de la tête. Là, il se sentait en terrain solide, mais il n’était pas sûr d’où ça allait le mener.
« Et puis il y a la gnôle. L’eau-de-vie de pommes », dit la sorcière. Le forgeron hocha la tête. L’hiver, tout le monde à Trou-d’Ucques faisait de l’eau-de-vie : on laissait des baquets de cidre dehors durant la nuit et on retirait la glace jusqu’à ce qu’il ne reste plus qu’un tout petit trognon d’alcool.
« Eh ben, tu peux boire des quantités de cidre, tu te sens mieux, et voilà tout, non ? »
Le forgeron approuva à nouveau du chef.
« Mais l’eau-de-vie de pommes, tu la bois dans des petits gobelets, t’en bois pas beaucoup, t’en bois pas souvent, parce que ça te monte tout droit à la tête, hein ? »
Le forgeron acquiesça et, conscient de ne guère participer à la discussion, ajouta : « C’est vrai.
— Voilà la différence, fit Mémé.
— La différence avec quoi ? »
Mémé soupira. « La différence entre la magie de sorcière et la magie de mage, dit-elle. Et la magie a trouvé ta fille. Si ta fille la maîtrise pas, alors arriveront Ceux qui maîtriseront ta fille. La magie peut être une sorte de porte, et il y a des Choses désagréables de l’autre côté. Tu comprends ? »
Le forgeron hocha la tête. Il ne comprenait pas vraiment, mais il présumait fort justement que s’il l’avouait, Mémé entrerait dans des détails horribles.
« Elle a un esprit solide et ça pourrait prendre du temps, dit Mémé. Mais tôt ou tard ils la défieront. »
Lefèvre saisit un marteau sur son établi, le regarda comme s’il le voyait pour la première fois et le reposa.
« Mais, fit-il, si c’est la magie de mage qui l’a trouvée, ça l’avancera à rien d’apprendre la sorcellerie, hein ? T’as dit que les deux étaient différentes.
— Les deux sont de la magie. Si tu peux pas apprendre à monter un éléphant, tu peux au moins apprendre à monter un cheval.
— C’est quoi, un éléphant ?
— Une espèce de blaireau », répondit Mémé. Elle n’avait pas gardé sa crédibilité forestière pendant quarante ans en reconnaissant son ignorance.
Le forgeron soupira. Il se savait battu. Son épouse lui avait fait comprendre qu’elle approuvait cette idée et, maintenant qu’il y réfléchissait, elle offrait certains avantages. Après tout, Mémé n’était pas éternelle, et ce ne serait pas si mal d’être le père de l’unique sorcière de la région, en fin de compte.
« D’accord », dit-il.
Ainsi, tandis que l’hiver prenait un virage et abordait à regret la longue côte vers le printemps, Esk passait des périodes de plusieurs jours consécutifs chez Mémé Ciredutemps pour apprendre le métier de sorcière.
Apparemment, il s’agissait surtout d’une affaire de mémoire.
Les leçons étaient plutôt pratiques. Il y avait le nettoyage de la table de la cuisine et l’Herborisme de Base. Il y avait le décrottage des chèvres et l’Emploi des Champignons. Il y avait la vaisselle et l’Invocation des Petits Dieux. Et il y avait toujours l’entretien du gros alambic de cuivre dans l’arrière-cuisine et la Théorie et Pratique de la Distillation. Lorsque se levèrent les vents chauds du Bord et qu’il ne resta plus que des traînées de neige à demi fondues sur le tronc des arbres, côté Moyeu, Esk savait préparer tout un assortiment d’onguents, plusieurs cordiaux médicinaux, une vingtaine d’infusions spéciales et nombre de potions mystérieuses dont Mémé disait qu’elle apprendrait à se servir au bon moment.