Mais un grondement monta des ruches, et l’air se peupla soudain de faux-bourdons lourds, aux grands yeux, à la voix profonde. Ils décrivirent des cercles au-dessus de la tête de la vieille femme, ajoutant leur fredon grave à sa mélopée.
Puis, d’un coup, leur nuage s’élança dans la lumière croissante de la clairière et disparut par-dessus les arbres.
Il est bien connu – du moins chez les sorcières – que chaque colonie d’abeilles ne représente pour ainsi dire qu’une partie de la créature qu’on appelle l’Essaim, de même que chaque individu abeille n’est qu’un élément cellulaire de l’esprit de la ruche. Mémé ne se projetait pas très souvent dans les abeilles, d’abord parce que les insectes avaient un cerveau bizarre, étranger, au goût de fer-blanc, mais surtout parce qu’elle soupçonnait l’Essaim d’être beaucoup plus intelligent qu’elle.
Elle savait que les faux-bourdons rejoindraient bientôt les colonies d’abeilles sauvages de la forêt profonde, et que d’ici quelques heures chaque recoin de prairie dans la montagne serait surveillé de près. Elle n’avait plus qu’à attendre.
À midi, les faux-bourdons revinrent, et Mémé lut dans les pensées pénétrantes et acides de l’esprit de la ruche qu’ils n’avaient pas trouvé trace d’Esk.
Elle regagna la fraîcheur de la chaumière et s’assit dans le rocking-chair, les yeux fixés sur l’encadrement de la porte.
Elle connaissait la prochaine étape. Elle détestait ça, rien que d’y songer. Mais elle alla chercher une courte échelle, gravit les barreaux dans un grincement d’articulations et tira le bourdon de sa cachette dans le chaume.
Il était glacé. Il fumait.
« Au-dessus des neiges éternelles, alors », dit Mémé.
Elle redescendit et planta le bourdon dans un parterre de fleurs. Elle lui jeta un regard mauvais. Elle eut la désagréable impression qu’il le lui retournait.
« Va pas croire que t’as gagné, parce que tu te trompes, lança-t-elle. J’ai pas le temps de m’amuser, moi. Tu dois bien savoir où elle est. Je t’ordonne de me conduire auprès d’elle ! »
Le bourdon resta de bois.
« Par…» Mémé s’arrêta, ses invocations étaient un peu rouillées. « Par la souche et la pierre, je te l’ordonne ! »
Activité, mouvement, animation : autant de mots parfaitement impropres à décrire la réaction du bourdon.
Mémé se gratta le menton. Elle se rappela la petite leçon qu’on apprenait à tous les enfants : c’était quoi le mot magique, déjà ?
« S’il te plaît ? » suggéra-t-elle.
Le bourdon frémit, s’éleva un peu hors de terre et pivota pour flotter à hauteur de ceinture, l’air engageant.
Mémé avait entendu dire que le balai revenait une fois encore fortement à la mode chez les jeunes sorcières, mais elle ne l’approuvait pas. On perdait toute dignité à fendre l’espace perchée sur un ustensile ménager. Et puis on s’exposait immanquablement aux courants d’air.
Mais l’heure n’était pas à la dignité. Le temps de décrocher d’un geste vif son chapeau de derrière la porte, elle grimpa tant bien que mal sur le bourdon et s’y jucha comme elle put, en amazone évidemment, les jupes fermement coincées entre les genoux.
« Bon, fit-elle. Maintenant, oua-aaaaaaaaa…»
Dans la forêt, les animaux s’enfuirent et se dispersèrent lorsque l’ombre les survola dans un concert de cris et de jurons. Mémé s’agrippait, les jointures blanches, ses jambes maigres agitées de mouvements convulsifs, alors qu’elle prenait, loin au-dessus des arbres, des leçons essentielles sur les centres de gravité et les turbulences aériennes. Le bourdon fonçait devant lui, sourd à ses hurlements.
Lorsqu’elle déboucha sur les prairies des hauts-plateaux la vieille femme s’était plus ou moins habituée à l’engin, à savoir qu’elle arrivait à se cramponner des mains et des genoux à condition de ne pas craindre d’avoir la tête en bas. Son chapeau, au moins, se révélait utile, de par sa forme aérodynamique.
Le bourdon plongea entre des falaises noires et suivit de hautes vallées désolées où, à ce qu’on racontait, des fleuves glacés avaient jadis coulé, à l’époque des Géants des Glaces. L’air se raréfia et piqua la gorge.
Ils s’arrêtèrent brutalement à l’aplomb d’une congère. Mémé chuta et resta allongée, pantelante, dans la neige, pendant qu’elle s’efforçait de se rappeler pourquoi elle endurait tout ça.
Il y avait une boule de plumes sous une saillie à quelques pas. Quand Mémé s’approcha, une tête se redressa par à-coups et l’aigle la fixa de ses yeux mauvais, apeurés. Il voulut s’envoler et s’effondra. Mémé avança le bras pour le toucher, mais il lui arracha proprement un triangle de chair de la main.
« Je vois », dit Mémé, à personne en particulier.
Elle regarda autour d’elle et trouva un rocher d’à peu près la bonne taille. Elle disparut derrière quelques secondes, par souci des convenances, et réapparut un jupon à la main. L’oiseau battit des ailes, anéantissant plusieurs semaines de broderie minutieuse au petit point, mais elle parvint à l’emmitoufler et le tint de manière à éviter les quelques coups qu’il lui arrivait encore de donner.
Mémé se tourna vers le bourdon, maintenant planté à la verticale dans la congère.
« Je rentre à pied », dit-elle froidement.
Ils se trouvaient, s’aperçut-elle bientôt, dans une vallée en cul-de-sac qui surplombait un précipice de plusieurs centaines de mètres au fond tapissé de rochers noirs et acérés.
« Bon, d’accord, concéda-t-elle, mais tu vas voler lentement, tu m’entends ? Et tu montes pas trop haut. »
En fait, parce qu’elle avait un peu plus d’expérience, et peut-être aussi parce que le bourdon faisait davantage attention, le retour fut à peu près tranquille. Mémé était presque persuadée qu’avec le temps, elle finirait par simplement détester le vol en balai, au lieu de le vomir. Ce qu’il fallait, c’était trouver un moyen de ne plus regarder sous elle.
L’aigle s’étendit sur le tapis en lirette devant l’âtre vide. Il avait bu un peu de l’eau sur laquelle Mémé avait marmonné quelques-uns des charmes normalement destinés à impressionner les patients, mais on ne savait jamais, ils renfermaient peut-être un soupçon de pouvoir ; il avait aussi avalé quelques fines lanières de viande crue.
Ce qu’il n’avait pas fait, c’était montrer le moindre signe d’intelligence.
Mémé se demanda si elle avait le bon oiseau. Au risque de prendre un autre coup de bec, elle sonda intensément les méchants yeux orange et s’efforça de se convaincre que très loin, tout au fond, presque hors de vue, elle distinguait une petite lueur bizarre.
Elle explora l’intérieur de la tête de l’aigle. Son esprit était toujours bien là, vif et pénétrant, mais il y avait autre chose. L’esprit, évidemment, n’a pas de couleur, mais les fibres de celui du rapace paraissaient pourtant violettes. D’autres fibres les entouraient et se mêlaient à elles, faiblement argentées.
Esk avait appris trop tard que le corps modèle l’esprit, que l’Emprunt est une chose mais que le rêve de s’emparer véritablement d’une autre forme contient son propre châtiment.
Mémé se balançait dans le rocking-chair. Elle ne s’y retrouvait plus, elle le savait. Démêler les esprits enchevêtrés était au-delà de son pouvoir, au-delà de n’importe quel pouvoir dans les montagnes du Bélier, au-delà même…