Il n’y eut pas de bruit, mais peut-être un changement s’opéra-t-il dans la texture de l’air. Elle leva les yeux sur le bourdon dont elle avait autorisé le retour dans la chaumière.
« Non », dit-elle fermement.
Puis elle songea : à l’intention de qui j’ai dit ça ? À la mienne ? Du pouvoir, il y en a là-bas, mais pas du genre qui me convient.
Il n’existe pas d’autre genre dans le pays, hélas. Et je m’y prends peut-être même trop tard.
Je ne m’y serais peut-être jamais prise assez tôt.
Elle se projeta une fois de plus dans la tête de l’oiseau pour calmer ses craintes et dissiper sa panique. Il lui permit de le prendre ; il se percha maladroitement sur son poignet et l’agrippa fortement de ses serres jusqu’au sang.
Mémé saisit le bourdon et monta à l’étage, où Esk gisait sur le lit étroit dans la chambre basse au vieux plafond voûté.
Elle jucha l’oiseau sur le montant du lit et tourna son attention vers le bourdon. Une fois de plus, les sculptures se modifièrent sous son regard mauvais sans jamais révéler leur vraie nature.
Mémé connaissait l’usage du pouvoir, mais elle n’ignorait pas qu’il fallait exercer de légères et subtiles pressions pour influer sur le cours des choses. Elle ne l’aurait pas exprimé en ces termes, bien sûr, elle aurait dit qu’il existait toujours un levier quand on savait où chercher. Le pouvoir contenu dans le bourdon était dur, implacable, la magie brute extraite des forces qui animaient l’univers lui-même.
Il y aurait un prix à payer. Et Mémé en savait assez long sur la magie pour être sûre qu’il serait élevé. Mais quand on s’inquiète du prix, on s’abstient d’entrer dans le magasin, pas vrai ?
Elle s’éclaircit la gorge et se demanda bien ce qu’elle était censée faire après ça. Peut-être que si elle…
Le pouvoir la frappa avec la force d’une demi-brique. Elle le sentit qui la prenait et la soulevait ; elle baissa les yeux et vit avec étonnement ses pieds toujours cloués au plancher. Elle voulut faire un pas en avant et des décharges de magie crépitèrent autour d’elle. Elle tendit la main vers le mur pour reprendre son équilibre et la vieille poutre de bois remua sous ses doigts et se mit à pousser des feuilles. Un cyclone de magie tournoya autour de la chambre, ramassant la poussière pour lui donner pendant de courts instants des formes terriblement inquiétantes ; sur la table de toilette, le broc et la cuvette au si charmant motif à bouton de rose se brisèrent en morceaux. Sous le lit, le troisième membre du traditionnel trio de porcelaine se métamorphosa en une chose immonde qui se défila furtivement.
Mémé ouvrit la bouche pour jurer et se ravisa quand ses paroles s’épanouirent en nuages liserés d’arcs-en-ciel.
Elle regarda Esk et l’aigle, lequel avait l’air inconscient de ce qui se passait, et s’efforça de se concentrer. Elle se laissa glisser dans la tête du rapace et retrouva les fibres d’esprit, les fils argentés si étroitement serrés autour des violets qu’ils en épousaient la forme. Mais maintenant elle voyait où les fibres se terminaient, où une judicieuse traction, peut-être une poussée, commencerait à les démêler. C’était si évident qu’elle s’entendit s’esclaffer ; ses éclats de rire s’incurvèrent en dégradés orange et rouges avant de disparaître dans le plafond.
Le temps passa. Malgré le pouvoir qui lui battait dans la tête, c’était une tâche terriblement difficile, comme enfiler une aiguille au clair de lune, mais elle finit par rassembler une poignée d’argent. Dans le monde lent et pesant où elle semblait désormais évoluer, elle prit l’écheveau et le projeta lentement vers Esk. Il devint un nuage, tourbillonna sur lui-même et s’évanouit.
Elle eut conscience de pépiements criards et d’ombres à la limite de sa vision. Bah, ça arrivait à tout le monde tôt ou tard. Elles étaient venues, attirées comme toujours par une décharge de magie. Il fallait seulement apprendre à les ignorer.
Mémé se réveilla et l’éclat du soleil lui transperça les yeux. Elle gisait écroulée contre la porte avec l’impression que tout son corps avait mal aux dents.
Elle tendit une main en aveugle, trouva le bord de la table de toilette et se hissa en position assise. Elle n’était pas vraiment surprise de voir que le broc et la cuvette avaient toujours le même aspect ; en fait, la seule curiosité lui fit oublier ses douleurs et elle jeta un rapide coup d’œil sous le lit pour vérifier que, oui, tout était normal.
L’aigle se tenait toujours perché, le dos rond, sur le montant du lit. Sur sa couche, Esk dormait, et Mémé vit qu’il s’agissait d’un vrai sommeil et non de l’immobilité d’un corps vide.
Tout ce qu’il lui fallait espérer maintenant, c’était que la fillette ne se réveillerait pas avec une envie irrésistible de sauter sur les lapins.
Elle descendit l’aigle docile au rez-de-chaussée et lui rendit la liberté à la porte de derrière. Il s’envola lourdement jusqu’à l’arbre le plus proche où il s’installa pour se reposer. Il sentait qu’il en voulait à quelqu’un, mais il eut beau faire, il ne se rappela pas pourquoi.
Esk ouvrit les yeux et fixa un long moment le plafond. Au fil des mois elle s’était familiarisée avec chacune des bosses, chacune des fissures du plâtre ; l’ensemble dessinait un paysage fantastique, inversé, qu’elle avait peuplé d’une civilisation aussi personnelle que complexe.
Elle avait des rêves plein la tête. Elle sortit un bras de sous les couvertures, le contempla et s’étonna de ne pas le voir couvert de plumes. Tout ça était très mystérieux.
Elle repoussa les couvertures, balança les jambes sur le bord du lit, étendit les ailes dans le souffle du vent et s’élança en vol plané vers le monde…
En entendant le choc sourd sur le plancher de la chambre, Mémé gravit l’escalier en trombe, prit la fillette dans ses bras et la serra fort, prise de terreur. Elle se balança d’avant en arrière sur les talons en produisant des sons apaisants sans signification.
Esk leva les yeux vers elle à travers un masque d’horreur.
« Je me suis sentie disparaître !
— Oui, oui. Ça va mieux maintenant, murmura Mémé.
— Tu comprends pas ! Je me souvenais même pas de mon nom ! hurla Esk.
— Mais tu t’en souviens maintenant. »
Esk hésita, vérifia. « Oui, dit-elle. Oui, évidemment. Maintenant.
— Alors, y a pas de mal.
— Mais…»
Mémé soupira. « T’as appris quelque chose, fit-elle avant de juger sage de glisser un soupçon de sévérité dans sa voix. On dit qu’un peu de connaissance est dangereux, mais ça l’est bien moins que beaucoup d’ignorance.
— Mais qu’est-ce qui s’est passé ?
— Tu t’es dit que l’Emprunt, ça te suffisait pas. Tu t’es dit que ce serait bien de chiper le corps d’un autre. Mais tu dois savoir qu’un corps, c’est comme… comme un moule de gelée. Il donne une forme à son contenu, tu vois ? On peut pas mettre l’esprit d’une petite fille dans le corps d’un aigle. Pas longtemps, en tout cas.
— Je suis devenue aigle ?
— Oui.
— C’était pas vraiment moi, tout de même ? »
Mémé réfléchit un instant. Il lui fallait toujours marquer une pause quand ses conversations avec Esk lui faisaient franchir les limites d’un vocabulaire décent.
« Non, dit-elle enfin, pas dans le sens où tu l’entends. C’était rien qu’un aigle, qui maintenant fait peut-être des rêves bizarres de temps en temps. Par exemple, quand toi, tu rêves que tu voles, peut-être que lui se souvient avoir marché et parlé.