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« Paraît qu’y a des mines de nains sous le Bélier, dit-elle, histoire de causer. Bon sang, ça va leur faire une drôle de surprise, aux demi-couillons. »

Elle poussa doucement la petite flaque de métal en train de refroidir là où s’était trouvé le chaudron et ajouta : « Dommage pour ma plaque. Y avait des chouettes dessus, tu sais. »

D’une main tremblante, elle tapota avec précaution ses cheveux roussis. « Je crois que ça mérite une bonne tasse de… une bonne tasse d’eau froide. »

Esk se regardait les doigts, émerveillée. « C’était de la vraie magie, dit-elle enfin. Et c’est moi qui l’ai faite.

— Une forme de magie, rectifia Mémé. Oublie pas ça. Et t’amuse pas non plus tout le temps avec. Si tu l’as en toi, faut apprendre à la maîtriser.

— Tu peux me l’apprendre, toi ?

— Moi ? Non !

— Comment je vais faire s’il y a personne pour m’apprendre ?

— Faudra aller là où il y a des gens pour ça. À l’école des mages.

— Mais tu m’as dit…»

Mémé s’arrêta de remplir une cruche au seau d’eau.

« Oui, oui, coupa-t-elle. Tant pis pour ce que j’ai dit, pour le bon sens et tout. Des fois, faut suivre le cours des choses, et m’est avis que tu vas aller à l’école des mages d’une façon ou d’une autre. »

Esk réfléchit.

« Tu veux dire que c’est ma destinée ? » finit-elle par demander.

Mémé haussa les épaules. « Quelque chose dans ce goût-là. Probable. Qui sait ? »

Cette nuit-là, longtemps après avoir envoyé Esk au lit, Mémé mit son chapeau, alluma une bougie neuve, essuya la table et sortit une petite boîte en bois de sa cachette secrète dans le buffet. Elle contenait une bouteille d’encre, une vieille plume d’oie et quelques feuilles de papier.

Mémé n’aimait pas trop ça, se frotter au monde des lettres. Les yeux lui sortaient de la tête, la langue lui pendait de la bouche, la sueur lui perlait au front, mais elle fit courir la plume sur la page dans un crissement parfois émaillé d’un « la barbe » ou d’un « fait chier » murmurés à voix basse.

La lettre était libellée comme suit, bien qu’il manque à cette version la cire de bougie, les pâtés, les ratures et les taches humides de l’original.

Pour le Maje Prinsypal, Univaircité Invizyble, Bonjour a vous, j’espayr que vous allé bien, je vous envoi Escarryna Lefayvre, elle a se qui faux pour fayre un maje mai je says pas coman my prendre elle est travayeuze et propre de sa payrsone et aussy elle est adroyte de sai main pour diuerses taches maynajairs, je luy donerai de l’arjen Je vous souayte de vivre lontan et de fynir vos jour en payx, Votre oblyjée, Aysméralda Cyredutemps (Maytraisse) Sorcyaire.

Mémé leva son texte à la lumière de la bougie et le considéra d’un œil critique. Une bonne lettre. Elle avait trouvé le mot « diuerses » dans l’Almanack qu’elle lisait chaque soir. On y prédisait tout le temps « diuerses calamités » et « diuerses infortunes ». Mémé n’était pas très sûre du sens ; n’empêche que c’était un fameux mot.

Elle cacheta la lettre à la cire de bougie et la posa sur le buffet. Elle la laisserait au village afin que le ravitailleur l’emporte quand elle y descendrait demain pour un nouveau chaudron.

* * *

Le lendemain matin Mémé se donna beaucoup de mal pour s’habiller. Elle opta pour une robe noire à motif de grenouilles et de chauves-souris, une grande cape de velours, ou du moins une cape taillée dans le genre de tissu auquel ressemble le velours après trente ans d’usage intensif, et le chapeau pointu de sa charge embroché d’aiguilles.

Leur première visite fut pour le tailleur de pierre, afin de lui commander un nouveau foyer. Puis elles se rendirent chez le forgeron.

L’entrevue fut longue et orageuse. Esk alla se promener dans le verger et grimpa sur son ancien perchoir du pommier pendant que de la maison lui parvenaient les cris de son père et les gémissements de sa mère, entrecoupés de longues pauses silencieuses, ce qui signifiait que Mémé Ciredutemps discutait doucement, de sa voix que la fillette qualifiait de « c’est comme ça et pas autrement ». La vieille femme avait parfois une façon égale, mesurée, de parler. Le genre de voix dont le Créateur avait dû se servir. Elle renfermait peut-être de la magie, ou seulement de la têtologie, en tout cas elle excluait toute possibilité de contestation. Elle laissait clairement entendre que les choses devaient être exactement comme elle le disait.

La brise agitait doucement l’arbre. Esk, assise sur une branche, balançait négligemment les jambes.

Elle songeait aux mages. Il n’en venait pas souvent à Trou-d’Ucques, mais nombre d’histoires circulaient à leur sujet. Ils étaient sages, se souvenait-elle, d’ordinaire très vieux, ils accomplissaient des tours de magie mystérieux, puissants et compliqués, et presque tous avaient de la barbe. C’étaient aussi, tous sans exception, des hommes.

Elle se sentait plus sûre de son fait avec les sorcières, parce que Mémé l’avait emmenée rendre visite à deux ou trois collègues de villages plus loin dans les collines, et puis elles tenaient une grande place dans le folklore des montagnes du Bélier. Les sorcières étaient rusées, se rappelait-elle, d’ordinaire très vieilles, ou du moins elles essayaient d’avoir l’air vieilles, elles accomplissaient des tours de magie un peu discutables, simples et naturels, et certaines avaient de la barbe. C’étaient aussi, toutes sans exception, des femmes.

Il y avait dans tout ça un problème essentiel qu’elle avait du mal à résoudre. Pourquoi ne pouvait-on…

Cern et Gulta dévalèrent le sentier et s’arrêtèrent en catastrophe sous l’arbre. Ils levèrent sur leur sœur un regard où se mêlaient la fascination et le mépris. Les sorcières et les mages inspiraient le respect et la crainte, mais les sœurs, non. Par certains côtés, savoir que votre propre sœur apprenait à devenir sorcière, ça dévalorisait plus ou moins la profession.

« Tu peux pas vraiment lancer des sorts, fit Cern. Hein ?

— Évidemment que non, fit Gulta. C’est quoi, ce bâton ? »

Esk avait laissé le bourdon appuyé contre l’arbre. Cern le poussa prudemment.

« J’veux pas que tu le touches, se hâta de dire Esk. S’il te plaît. Il est à moi. »

En temps normal, Cern manifestait autant de sensibilité qu’un roulement à billes, mais sa main s’arrêta au milieu de son geste, à sa grande surprise.

« J’voulais pas le faire, de toutes façons, marmonna-t-il pour cacher sa confusion. C’est qu’un vieux bâton.

— C’est vrai que tu peux lancer des sorts ? demanda Gulta. On a entendu Mémé dire que tu pouvais.

— On a écouté à la porte, ajouta Cern.

— Vous, vous avez dit que j’pouvais pas, dit Esk d’un ton dégagé.

— Alors tu peux, oui ou non ? fit Gulta, de plus en plus rouge.

— Peut-être.

— Non, tu peux pas ! »

Esk baissa les yeux sur sa figure. Elle aimait ses frères, quand elle y pensait, plus ou moins par devoir, mais en général elle les considérait surtout comme du potin en pantalons. Il y avait cependant quelque chose de terriblement porcin et déplaisant dans la manière dont Gulta la fixait, comme si elle l’avait personnellement insulté.

Elle sentit son corps commencer à la picoter, et le monde lui parut soudain parfaitement clair et net. « Si, j’peux », dit-elle.

Le regard de Gulta passa de la fillette au bourdon, et ses yeux s’étrécirent. Il lui balança un méchant coup de pied.

« Vieux bout de bois ! »

Il ressemblait, songea-t-elle, comme deux gouttes d’eau à un petit cochon en colère.