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« Ah, fit-elle. Ça explique le bourdon. Je me demandais de quoi parlaient les abeilles. Bien, bien. Donne-moi ta main, petite. »

Esk tendit la main. Les doigts de Hilta étaient si chargés de bagues qu’elle eut l’impression de la plonger dans un sac de noix. Mémé se redressa sur son siège, la mine désapprobatrice, lorsque Hilta se mit à étudier la paume de la fillette.

« À mon avis, c’est pas vraiment nécessaire, fit-elle d’un ton sévère. Pas entre nous.

— Tu le fais bien, toi, Mémé, dit Esk. Au village. Je t’ai vue. Les tasses de thé, aussi. Et les cartes. »

Mémé changea de position, mal à l’aise. « Oui, bon, fit-elle. Ça dépend. Tu leur tiens la main, aux gens, et ils disent tout seuls leur bonne aventure. Mais c’est pas la peine de se mettre à y croire, on serait toutes dans le pétrin si on se mettait à croire n’importe quoi.

— Les Pouvoirs Constitués possèdent maintes propriétés étranges, et impénétrables autant que variées sont les voies qu’ils empruntent pour faire connaître leurs désirs dans ce cercle de lumière que nous nommons le monde physique », énonça solennellement Hilta. Elle adressa un clin d’œil à Esk.

« Oh, quand même ! lâcha Mémé.

— Sans blague, fit Hilta. C’est vrai.

— Hmph.

— Je te vois partir pour un long voyage, lut Hilta.

— Est-ce que je vais rencontrer un grand étranger brun ? demanda Esk en s’examinant la paume. Mémé dit toujours ça aux femmes, elle dit…

— Non, fit Hilta tandis que Mémé grognait. Mais ce sera un voyage très étrange. Tu iras loin sans bouger de place. Et dans une direction bizarre. Ce sera une exploration.

— Tu lis tout ça dans ma main ?

— Eh bien, je devine, surtout », dit Hilta qui se rassit et tendit le bras vers la théière. (Le premier percussionniste, à mi-chemin du sommet de la falaise, dévissa sur les cymbaliers qui se hissaient péniblement derrière.) Elle regarda attentivement Esk et ajouta : « Un mage femelle, hein ?

— Mémé m’emmène à l’Université de l’Invisible », dit Esk.

Hilta leva les sourcils. « Tu sais où ça se trouve ? »

Mémé fronça les siens. « Aucune idée, reconnut-elle. Je comptais sur toi pour me donner des renseignements plus précis, t’es plus habituée que moi aux briques et tous ces machins.

— À ce qu’on dit, elle a beaucoup de portes, mais celles qui s’ouvrent dans ce monde se trouvent dans la cité d’Ankh-Morpork », dit Hilta. Mémé n’eut aucune réaction. « Sur la mer Circulaire », précisa Hilta. Mémé garda le même air d’interrogation polie. « À huit cents kilomètres, ajouta Hilta.

— Oh », fit Mémé.

Elle se leva, épousseta de sa robe un grain de poussière imaginaire.

« On ferait bien de se mettre en route, alors », dit-elle.

Hilta éclata de rire. Esk prit plaisir à l’entendre. Mémé ne riait jamais, elle laissait seulement les coins de sa bouche se relever, mais Hilta riait comme quelqu’un qui avait sérieusement réfléchi sur la Vie et compris la blague.

« Vous n’allez pas partir aujourd’hui, de toutes façons, dit-elle. J’ai de la place à la maison, vous allez loger chez moi, et demain il fera jour.

— On voudrait pas abuser, fit Mémé.

— Ne raconte donc pas de bêtises. Pourquoi vous ne faites pas un tour pendant que je remballe ? »

* * *

La ville d’Ohulan était la place marchande d’une vaste portion de territoire et le jour de marché ne s’achevait pas avec le coucher du soleil. Des torches brûlaient dans chaque baraque, à chaque éventaire, et de la lumière jaillissait en vacarme par les portes ouvertes des auberges. Même les temples sortaient des lampes de couleur pour attirer les fidèles noctambules.

Hilta se déplaçait dans la foule comme un serpent délié dans l’herbe sèche ; elle portait sur le dos l’ensemble de son éventaire et de ses marchandises ramassé dans un balluchon étonnamment réduit, et sa joaillerie bringuebalait comme un plein sac de danseurs flamenco. Mémé clopinait derrière ; elle avait mal aux pieds, ils n’étaient pas habitués à la rudesse des pavés.

Puis Esk se perdit.

Ce ne fut pas chose aisée, mais elle y parvint. Il lui fallut se baisser subitement entre deux étals puis décamper dans une ruelle latérale. Mémé l’avait longuement mise en garde contre les horreurs innommables que recelaient les villes, preuve que la vieille femme n’y entendait pas grand-chose en têtologie puisque la fillette était à présent décidée d’en découvrir une ou deux de visu.

En fait, tout barbare et inculte que fût Ohulan, les seules horreurs qui s’y commettaient la nuit tombée se réduisaient en tout et pour tout à de maigres vols, quelques échanges d’amateurs dans les palais de la luxure, et des libations qui se prolongaient jusqu’à ce que les buveurs s’écroulent ou se mettent à chanter, voire les deux.

Dans une poésie conventionnelle, Esk aurait traversé la foire comme le cygne blanc glisse sur la baie au crépuscule, mais à cause de certains problèmes pratiques, elle décida de la traverser comme une petite auto tamponneuse, rebondissant d’un corps à l’autre pendant que le sommet du bourdon se balançait à une trentaine de centimètres au-dessus de sa figure. Des têtes se tournèrent dans le sillage du bourdon, et pas uniquement parce qu’il les avait heurtées ; des mages faisaient de temps à autre étape en ville, mais c’était la première fois qu’on en voyait un d’un mètre trente et à cheveux longs.

Un observateur attentif aurait remarqué qu’il se produisait des choses étranges sur son passage.

Il y eut par exemple l’homme aux trois tasses retournées qui invitait un petit attroupement à explorer en sa compagnie le monde du hasard et de la probabilité en fonction de la position d’un petit pois sec. Il eut vaguement conscience d’une silhouette menue qui l’observa d’un air solennel pendant quelques instants, à la suite de quoi un plein sac de pois tomba en cascade de chaque tasse qu’il souleva. En l’espace de quelques secondes il se retrouva jusqu’aux genoux dans les légumes. Et jusqu’au cou dans les ennuis : il devait soudain à tout le monde un tas d’argent.

Il y eut un malheureux petit singe qui depuis des années traînait distraitement les pieds au bout d’une chaîne tandis que son propriétaire tirait des sons insupportables d’un orgue de barbarie. L’animal se retourna brusquement, plissa ses petits yeux rouges, mordit méchamment son gardien à la jambe, brisa sa chaîne d’un coup sec et se sauva sur les toits avec le gobelet contenant les recettes de la soirée. L’histoire ne dit pas comment il les dépensa.

Toute une boîte de canards en pâte d’amandes, sur un étal voisin, prirent vie et décollèrent dans un vrombissement d’ailes autour du marchand pour se poser sur la rivière, dans une cacophonie de coin-coin joyeux. (À l’aube, ils avaient tous fondu : on appelle ça la sélection naturelle.)

Quant à l’étal, il se faufila dans une ruelle, et on ne le revit jamais.

En vérité, Esk se déplaçait dans la foire davantage comme un pyromane dans un champ de foin ou comme un neutron qui rebondit dans un réacteur, n’en déplaise aux poètes, et l’hypothétique observateur aurait pu repérer son parcours effectué au hasard en relevant les débordements de violence et d’hystérie qui éclataient ici et là. Mais, comme tout bon catalyseur, elle ne participait pas réellement aux phénomènes qu’elle déclenchait ; le temps que les éventuels observateurs non-hypothétiques détachent les yeux d’un incident, elle était déjà plus loin, entraînée par la foule.

Elle commençait aussi à se sentir fatiguée. Si Mémé Ciredutemps approuvait d’une manière générale la nuit, elle réprouvait en revanche la lumière incertaine de la bougie : quand elle devait lire le soir, elle persuadait d’ordinaire la chouette de venir se percher sur le dossier de sa chaise et lisait par ses yeux. Esk aurait dû se coucher à peu près en même temps que le soleil, ce qu’il avait fait depuis longtemps.