Madame Thénard avait l’esprit plus rapide que son époux. Elle se pencha et sourit à Esk qui, trop fatiguée, ne lui jeta même pas un coup d’œil. Le sourire n’avait rien de particulièrement engageant, madame Thénard manquait de pratique.
« Comment t’es arrivée jusqu’ici, petite ? demanda-t-elle d’une voix qui suggérait des maisonnettes en pain d’épices et des portes de grand fourneau qui se referment en claquant.
— J’étais avec Mémé et j’me suis perdue.
— Et où elle est maintenant, Mémé, ma mignonne ? » Clac, firent à nouveau les portes du four ; la nuit allait être rude pour tous les voyageurs dans les forêts métaphoriques.
« Quelque part, m’est avis.
— Ça te plairait d’aller dormir dans un grand lit de plumes, bien chaud et bien moelleux ? »
Esk la regarda avec reconnaissance, malgré le vague sentiment que la femme avait une mine de furet avide, et répondit oui de la tête.
Vous avez raison. Il faudra davantage qu’un fendeur de bois de passage pour régler la question.
Mémé, pendant ce temps, se trouvait à deux rues de là. Elle aussi, selon les normes admises, était perdue. Mais elle ne voyait pas les choses ainsi. Elle savait où elle se trouvait, c’était partout ailleurs qu’on ne le savait pas.
Rappelons qu’il est beaucoup plus difficile de détecter un esprit humain que, disons, celui d’un renard. L’esprit humain, qui du coup se sent insulté, veut savoir pourquoi. Voici pourquoi.
Les animaux ont un esprit simple, donc vif. Ils ne perdent jamais leur temps à fractionner leur vécu en petits morceaux et à s’interroger sur tous les autres qu’ils ont manqués. On leur a catalogué la panoplie complète de l’univers en rubriques bien distinctes : a) ce à quoi on s’accouple ; b) ce qu’on mange ; c) ce qu’on fuit ; et d) les cailloux. L’esprit ainsi libéré des pensées superflues acquiert une incroyable acuité pour les choses importantes. L’animal normal, en fait, ne cherche jamais à marcher et mastiquer du chewing-gum en même temps.
L’humain moyen, pour sa part, réfléchit à toutes sortes de choses du matin au soir, à toutes sortes de niveaux, qu’interrompent des dizaines d’horloges et de calendriers biologiques. Il existe des pensées prêtes à sortir, des pensées secrètes, des pensées réelles, des pensées sur des pensées et toute une gamme de pensées inconscientes. Pour un télépathe, le cerveau humain n’est que vacarme. C’est un terminus de chemin de fer quand tous les haut-parleurs s’égosillent en même temps. C’est une bande FM complète – et certaines des stations ne sont pas recommandables, stations pirates bannies sur des mers interdites qui passent tard dans la nuit des chansons aux paroles limbiques.
Mémé, en voulant localiser Esk par la seule magie de l’esprit, tentait de trouver une paille dans une meule de foin.
Elle n’y arrivait pas, mais elle captait assez de signaux sensoriels, via les gémissements hétérodynes d’un millier de cerveaux tous occupés à penser en même temps, pour se convaincre que le monde était effectivement aussi fou qu’elle l’avait toujours jugé.
Elle retrouva Hilta au coin de la rue. Hilta portait son balai, l’idéal pour mener des recherches aériennes (avec grande discrétion, cependant ; les hommes d’Ohulan soutenaient sans réserve la pommade Dur-longtemps mais n’admettaient pas les femmes volantes). Elle était affolée.
« Pas la moindre trace, dit Mémé.
— Tu es descendue à la rivière ? Elle est peut-être tombée dedans !
— Ça, ce serait pas la première fois. N’importe comment, elle sait nager. Moi, je crois qu’elle se cache, la drôlesse.
— Qu’est-ce qu’on va faire ? »
Mémé lui jeta un regard méprisant. « Hilta Fondebique, j’ai honte de toi, tu te conduis comme une poule mouillée. Est-ce que je m’inquiète, moi ? »
Hilta la regarda attentivement.
« Oui. Un peu. Tu as les lèvres toutes minces.
— C’est que j’suis en colère, voilà.
— Les Gitans viennent toujours pour la foire, ils l’ont peut-être enlevée. »
Mémé était prête à tout croire sur les gens de la ville, mais là, elle se sentait sûre de son fait.
« Alors, c’est qu’ils sont beaucoup plus cinglés que je l’pensais, lança-t-elle. Écoute, elle a le bourdon.
— Ça l’avance à quoi ? demanda Hilta, au bord des larmes.
— J’ai l’impression que t’as rien compris à ce que je t’ai dit, fit durement Mémé. Tout ce qu’on a à faire, c’est retourner à ton emplacement et attendre.
— Attendre quoi ?
— Les cris, les explosions, les boules de feu, n’importe quoi, dit Mémé, évasive.
— C’est cruel !
— Oh, ceux à qui ça va arriver, ils le méritent, d’après moi. Allez, pars devant et met l’eau à chauffer. »
Hilta lui jeta un regard hésitant, puis elle grimpa sur son balai et s’éleva lentement, par à-coups, dans l’ombre des cheminées. Si les balais étaient des voitures, celui-ci serait une Coccinelle décapotable.
Mémé la suivit des yeux puis clopina dans les rues mouillées derrière elle. Il était hors de question qu’on la fasse grimper sur un de ces engins.
Esk était couchée dans les grands draps pelucheux et légèrement humides du lit d’appoint dans la mansarde du Violon Dingue. Elle était fatiguée, pourtant elle n’arrivait pas à dormir.
D’abord, le lit était trop froid. Elle se demanda avec inquiétude si elle allait oser le réchauffer, mais elle se ravisa. Apparemment, elle n’avait pas le coup pour les sortilèges de feu, même en faisant attention. Soit ils ne marchaient pas du tout, soit ils marchaient trop bien. Les bois autour de la chaumière étaient devenus moins sûrs, maintenant que des boules de feu les avaient criblés de trous en disparaissant dans la terre ; au moins, disait Mémé, même si elle se faisait recaler en magie, son avenir était assuré comme puisatière ou installatrice de cabinets.
Elle se retourna sur sa couche et s’efforça d’oublier la légère odeur de champignon des draps. Puis elle tendit la main dans le noir et finit par trouver le bourdon, appuyé contre la tête de lit. Madame Thénard avait beaucoup insisté pour le descendre au rez-de-chaussée, mais Esk s’y était cramponnée de toutes ses forces. C’était la seule chose au monde qu’elle possédait avec certitude.
La surface vernie aux drôles de sculptures avait un contact bizarrement rassurant. Esk s’endormit, rêva de bracelets, de paquets mystérieux et de montagnes. Et aussi d’étoiles lointaines au-dessus des montagnes, et puis d’un désert froid où d’étranges créatures titubaient dans le sable sec et la fixaient de leurs yeux d’insectes…
Le craquement d’une marche. Encore un autre. Ensuite un silence, le genre de silence étouffant, effrayant de qui se tient aussi immobile que possible.
La porte s’ouvrit en grand. Devant la lumière de la chandelle, Thénard dessinait une ombre plus noire sur l’escabeau. Quelques mots s’échangèrent à voix basse puis, sur la pointe des pieds, l’aubergiste s’approcha aussi silencieusement que possible de la tête de lit. Au premier tâtonnement prudent, il déplaça le bourdon qui glissa de côté, mais il s’en empara bien vite et vida tout doucement l’air de ses poumons.
Il ne lui en restait donc plus guère pour hurler lorsque le bourdon lui remua dans les mains. Il en sentit les écailles, les anneaux, les muscles…
Esk s’assit droit comme un piquet, juste à temps pour voir Thénard culbuter en arrière par-dessus l’escabeau à pic, sans cesser de battre désespérément des bras pour les débarrasser de quelque chose d’indistinct enroulé autour. Un autre cri monta d’en dessous lorsqu’il atterrit sur sa femme.