Le bourdon s’abattit bruyamment sur le plancher et resta là, dans une faible lueur octarine.
Esk sortit du lit et traversa la mansarde à pas feutrés. D’horribles jurons s’élevèrent ; ils lui parurent dégoûtants. Elle fouilla des yeux le trou de la porte, et son regard tomba sur le visage de madame Thénard.
« Donne-moi ce bourdon ! »
Esk baissa le bras derrière elle et agrippa le bois poli. « Non, dit-elle. Il est à moi.
— C’est pas pour les p’tites filles, cracha l’épouse du tavernier.
— Il m’appartient », dit tranquillement Esk qui referma la porte. Elle écouta un instant les marmonnements venant du rez-de-chaussée et s’efforça de réfléchir à ce qu’elle devait faire maintenant. Changer le couple en n’importe quoi ne créerait probablement que des histoires, et de toute façon elle ne savait pas trop comment s’y prendre.
En fait, la magie ne fonctionnait vraiment que lorsqu’elle n’y pensait pas. Son esprit semblait faire obstacle.
Elle retraversa à pas de loup la pièce dans l’autre sens et ouvrit d’une poussée la minuscule fenêtre. Les curieuses odeurs nocturnes de la civilisation pénétrèrent dans la chambre : la senteur humide de la rue, l’arôme des fleurs de jardin, l’effluve lointain d’un trop-plein de cabinets. Il y avait des tuiles mouillées dehors.
Alors que Thénard repartait à l’assaut de l’escabeau, elle sortit le bourdon sur le toit et rampa à sa suite, se retenant aux moulures au-dessus de la fenêtre pour ne pas tomber. Le toit s’inclinait vers un appentis et elle parvint à rester plus ou moins debout pour sa descente acrobatique, entrecoupée de dérapages, sur les tuiles inégales. Un saut de deux mètres sur un tas de vieux tonneaux, une rapide dégringolade le long du bois glissant et elle traversa facilement la cour de l’auberge au petit trot.
Alors qu’elle faisait voler dans sa galopade la brume de la rue, lui parvinrent du Violon Dingue les éclats d’une dispute.
Thénard dépassa son épouse à toute allure et posa une main sur le robinet du fût le plus proche. Il marqua une pause, puis il l’ouvrit d’un violent coup de poignet.
L’odeur d’eau-de-vie de pêches emplit la salle, aussi pénétrante que des pointes de couteaux. Il referma le chantepleure et se détendit.
« T’as eu peur qu’on nous l’ait changée en une piquette imbuvable ? » demanda sa femme. Il acquiesça.
« Si t’avais pas été aussi empoté… commença-t-elle.
— J’te dis qu’il m’a mordu !
— T’aurais pu devenir mage et on n’aurait plus de souci à s’faire. T’as donc pas d’ambition ? »
Thénard secoua la tête. « M’est avis qu’il faut plus qu’un bourdon pour faire un mage, dit-il. Et puis j’ai entendu dire qu’les mages, ils ont pas le droit de se marier, ils ont même pas le droit de…» Il hésita.
« De quoi ? Pas le droit de quoi ? »
Thénard se ratatina. « Ben… tu sais. Ça.
— Non, j’sais sûrement pas d’quoi tu causes, dit vivement madame Thénard.
— Non, m’est avis qu’non. »
Il la suivit à contrecœur hors de la salle d’auberge obscure. Il se disait que les mages n’avaient peut-être pas une vie aussi pénible que ça, tout compte fait.
Il en eut confirmation le lendemain matin en découvrant que les dix fûts d’eau-de-vie de pêches s’étaient effectivement changés en piquette imbuvable.
Esk erra sans but dans les rues grises et aboutit au tout petit port fluvial d’Ohulan. De larges gabares à fond plat cognaient doucement contre les quais ; une ou deux laissaient échapper de minces volutes de fumée par les cheminées de poêles accueillants. La fillette grimpa sans peine à bord de la plus proche et se servit du bourdon pour soulever la toile cirée qui la recouvrait en grande partie.
Une odeur chaude, mélange de lanoline et de fumier, monta de la cargaison. La gabare transportait de la laine.
Ce n’est pas malin d’aller dormir sur une gabare inconnue, sans savoir quelles falaises bizarres on va voir passer au réveil, sans savoir que les gabariers commencent traditionnellement de bonne heure (ils se mettent en route alors que le soleil est à peine levé), sans savoir quels nouveaux horizons on risque de découvrir au matin…
On sait tous ça. Esk, non.
Elle se réveilla : quelqu’un sifflait. Elle resta immobile, se repassa dans la tête les événements de la veille, se rappela ce qu’elle faisait à bord, puis roula sur elle-même tout doucement et souleva très légèrement la toile cirée.
Elle était donc bien à bord. Et « à bord » s’était déplacé.
« Alors c’est ça qu’on appelle naviguer, dit-elle en regardant défiler silencieusement la rive d’en face. Ç’a rien d’extraordinaire. »
Il ne lui vint pas à l’idée de s’inquiéter. En huit ans d’existence elle avait trouvé le monde particulièrement ennuyeux, elle n’allait tout de même pas jouer les ingrates maintenant qu’il devenait intéressant.
Un chien accompagna de ses aboiements le siffleur un peu plus loin. Esk se rallongea sur le dos dans la laine, se concentra pour trouver l’esprit de l’animal et le lui Emprunta en douceur. Depuis son cerveau malhabile et brouillon elle apprit qu’il y avait au moins quatre personnes sur la gabare, et beaucoup plus sur les autres qui s’échelonnaient, attachées ensemble, au fil de la rivière. Certaines étaient des enfants.
Elle laissa partir l’animal, contempla à nouveau longuement le paysage – la gabare passait maintenant entre de hautes falaises orange striées de tant de couleurs de roches différentes qu’on aurait dit qu’un dieu affamé avait battu le record du plus gros sandwich club de tous les temps – et essaya d’oublier la pensée qui lui venait. Mais la pensée insistait, elle se glissait dans son esprit comme un danseur de limbo importun par-dessous la porte des toilettes de la Vie. Tôt ou tard, il lui faudrait quitter sa cachette. Ce n’était pas son estomac qui réclamait, mais sa vessie qui ne tenait plus.
Peut-être que si…
La toile cirée au-dessus de sa tête se retira brusquement, et une grosse figure barbue, épanouie, se pencha vers elle.
« Tiens, tiens, fit la figure. Qu’avons-nous là, dites donc ? Un passager clandestin, ou bien ? »
Esk la dévisagea. « Oui », répondit-elle. À quoi bon le nier ? « Vous pouvez m’aider à sortir, s’il vous plaît ?
— Tu n’as pas peur que je te jette aux… aux brochets ? fit la figure qui surprit son air indécis. Gros poisson d’eau douce, ajouta-t-elle avec obligeance. Rapide. Beaucoup de dents. Brochet. »
Pareille pensée ne l’avait même pas effleurée. « Non, dit-elle, sincère. Pourquoi ? Vous allez faire ça ?
— Non. Pas vraiment. Pas la peine d’avoir peur.
— J’ai pas peur.
— Oh. » Un bras brun apparut, rattaché à la figure selon le procédé habituel, et l’aida à sortir de son nid de toisons.
Esk se mit debout sur le pont de la gabare et regarda autour d’elle. Le ciel était plus bleu qu’une boîte à biscuits, il s’ajustait hermétiquement sur une large vallée que la rivière suivait d’un cours aussi léthargique qu’une enquête d’utilité publique.
Derrière elle, les montagnes du Bélier servaient toujours de rail d’attache pour nuages, mais elles ne dominaient plus le paysage comme elles l’avaient constamment fait depuis qu’Esk les connaissait. La distance les avait érodées.