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« Où c’est, ici ? demanda-t-elle en flairant les odeurs nouvelles de marécages et de laiches.

— Le cours supérieur du fleuve Ankh, répondit son ravisseur. Qu’est-ce que tu en penses ? »

Esk regarda le fleuve en amont, puis en aval. Il était déjà beaucoup plus large qu’à Ohulan.

« J’sais pas. Ça fait beaucoup d’eau. L’est à vous, le navire ?

— Bateau », corrigea l’homme. Il était plus grand que son père, quoique pas aussi vieux, et habillé comme un Gitan. La plupart de ses dents s’étaient changées en or, mais Esk se dit que ce n’était pas le moment de lui demander pourquoi. Il avait le genre de teint vraiment hâlé que les richards cherchent des années durant à obtenir à coups de vacances coûteuses et de bouts de feuilles d’aluminium, quand il suffit honnêtement de se crever le derrière tous les jours en plein air. Son front se plissa.

« Oui, il est à moi, répondit-il, décidé à reprendre l’initiative. Et tu fais quoi dessus, je voudrais bien savoir ? Tu t’enfuis de chez toi, ou bien ? Tu serais un garçon, je dirais que tu t’en vas chercher fortune.

— Les filles, elles peuvent pas chercher fortune ?

— Je pense qu’elles sont censées chercher le gars qui a déjà trouvé fortune », dit l’homme dans un sourire à deux cents carats. Il tendit une main brune, lourde de bagues. « Viens prendre un petit-déjeuner.

— J’aimerais mieux aller aux cabinets », dit-elle. La bouche de l’homme s’ouvrit toute grande.

« C’est une gabare, ou bien ?

— Oui ?

— Ça veut dire qu’on n’a que le fleuve. » Il lui tapota la main. « Ne t’en fais pas, ajouta-t-il. Il a l’habitude. »

* * *

Mémé se tenait au bord de l’eau, et sa bottine toc-toc-toquait sur le bois de l’embarcadère. Le petit homme devant elle, ce qu’Ohulan avait de plus proche d’un maître de port, subissait la pleine puissance de son regard, et visiblement il se ratatinait. L’expression de la vieille femme n’était peut-être pas aussi vicieuse que des poucettes mais elle sous-entendait que les poucettes restaient dans le domaine du possible.

« Ils sont partis avant l’aube, vous dites ? fit-elle.

— Ou-oui, répondit-il. Euh… j’savais pas qu’ils n’auraient pas dû.

— Vous avez vu une petite fille à bord ? » Toc-toc-toc, fit la bottine.

« Hum. Non. Désolé. » Son visage s’éclaira. « C’étaient des Zoïdes, dit-il. Si l’enfant est à bord, il ne lui arrivera rien de mal. On peut toujours faire confiance à un Zoïde, à ce qu’on dit. Grand sens de la famille. »

Mémé se tourna vers Hilta, qui allait et venait comme un papillon éperdu, et haussa les sourcils.

« Oh, oui, trilla Hilta. Les Zoïdes ont très bonne réputation.

— Mmph », fit Mémé. Elle tourna les talons et repartit en clopinant vers le centre de la ville. Le maître de port s’affaissa comme si on venait de lui retirer un cintre de la chemise.

Hilta habitait un logis au-dessus d’un herboriste et derrière une tannerie ; on y jouissait d’une vue splendide sur les toits d’Ohulan. Elle s’y plaisait à cause de son caractère intime, un avantage, comme elle disait, toujours apprécié par « mes clients les plus délicats qui préfèrent effectuer leurs achats très spéciaux dans une ambiance de calme où la discrétion reste à jamais le mot d’ordre ».

Mémé Ciredutemps fit du regard le tour du petit salon sans parvenir à dissimuler entièrement son mépris. Beaucoup trop de glands de tentures, de rideaux de perles, de cartes astrologiques et de chats noirs dans cette pièce. Mémé ne supportait pas les chats. Elle renifla.

« C’est la tannerie ? demanda-t-elle d’un ton accusateur.

— De l’encens », répondit Hilta. Elle se reprenait bravement face au mépris de Mémé. « Les clients aiment bien, dit-elle. Ça les met dans une bonne disposition d’esprit. Tu sais ce que c’est.

— Moi, j’aurais cru qu’on pouvait exercer un métier parfaitement honorable, Hilta, sans tomber dans les talents de société, répliqua Mémé qui s’assit et s’attela à la tâche délicate de retirer ses épingles à chapeau.

— C’est différent dans les villes, dit Hilta. Il faut évoluer avec son temps.

— Je m’demande bien pourquoi. L’eau est sur le feu ? » Mémé tendit la main par-dessus la table et retira la housse en velours de la boule de cristal de Hilta, une sphère de quartz aussi grosse que sa tête.

« J’ai jamais attrapé le tour de main pour ce foutu machin de silicium, fit-elle. Un bol d’eau avec une goutte d’encre dedans, ça suffisait quand j’étais gamine. Maintenant, voyons un peu…»

Elle scruta le cœur palpitant de la boule, s’efforça par son entremise de concentrer son esprit sur la position d’Esk. Ça n’était jamais particulièrement facile de se servir d’un cristal, et la plupart du temps quand on regardait dedans, on pouvait compter que l’avenir tiendrait au moins une promesse : celle d’une migraine carabinée. Mémé ne leur faisait pas confiance, aux boules, elle leur trouvait un arrière-goût de magie ; pour un peu, avait-elle toujours l’impression, ce foutu machin vous sucerait la cervelle du crâne comme un bulot de sa coquille.

« C’est plein de paillettes dans ton bidule », dit-elle, soufflant sur la boule avant de l’essuyer d’un revers de manche. Hilta regarda par-dessus son épaule.

« Pas des paillettes. Ça veut dire quelque chose, dit-elle lentement.

— Quoi donc ?

— Je ne suis pas sûre. Je peux essayer ? Elle est habituée à moi. » Hilta repoussa un chat de l’autre chaise et se pencha en avant pour sonder les profondeurs de verre.

« Mnph. Te gêne pas, dit Mémé, mais tu trouveras pas…

— Attends. Ça se précise.

— Pour moi, c’est que des paillettes, insista Mémé. Des petites lumières argentées qui voltigent, comme dans ces jouets, là, les tempêtes de neige en bouteille. Plutôt joli, faut dire.

— Oui, mais regarde derrière les flocons…»

Mémé regarda.

Voici ce qu’elle vit.

Elle dominait d’une très haute altitude un vaste pan de territoire, bleui par la distance, à travers lequel un large fleuve se tortillait comme un serpent pris de boisson. Des lumières argentées flottaient au premier plan, mais ce n’étaient pour ainsi dire que de malheureux flocons dans la grande tempête de lumière qui tournait en une immense spirale paresseuse, comme une vieille tornade en proie à une mauvaise attaque de neige, et descendait en entonnoir jusqu’au paysage brumeux. En plissant les yeux, Mémé arrivait tout juste à distinguer des points sur le fleuve.

De temps en temps une espèce d’éclair étincelait brièvement à l’intérieur de l’entonnoir de grains de poussière en rotation lente.

Mémé cligna des paupières et leva les yeux. La pièce lui parut très sombre. « Drôle de temps », fit-elle, parce que rien de mieux ne lui venait à l’esprit. Même les yeux fermés, elle voyait encore danser les grains étincelants.

« À mon avis, ce n’est pas le temps, dit Hilta. Je ne crois pas que les gens puissent le voir, mais le cristal le montre, lui. Je crois que c’est de la magie qui se condense dans l’air.

— Pour aller dans le bourdon ?

— Oui. Le bourdon d’un mage sert à ça. Il distille de la magie, comme qui dirait. »

Mémé risqua un autre coup d’œil dans la boule.

« Dans Esk, fit-elle doucement.

— Oui.

— On dirait qu’y en a beaucoup.

— Oui. »

Comme il lui arrivait parfois, Mémé regretta de ne pas en savoir plus long sur la façon dont les mages entretenaient leur art. Elle eut une vision de la magie qui emplissait Esk, qui lui gonflait les tissus jusqu’au moindre pore de peau. Puis elle se mettait à fuir, d’abord lentement, par petits jets en arc de cercle qui retombaient par terre, et ensuite de plus en plus fort pour finir par une formidable décharge de puissance occulte. Ça pouvait causer toutes sortes de dégâts.