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« Crénom, dit-elle. Je l’ai jamais aimé, ce bourdon.

— Au moins, elle se dirige vers l’Université, dit Hilta. Ils sauront bien quoi faire.

— Pas sûr. Ils sont descendus loin sur le fleuve, à ton avis ?

— Une trentaine de kilomètres, en gros. Ces gabares n’avancent qu’au pas. Les Zoïdes ne sont jamais pressés.

— Parfait. » Mémé se leva, la mâchoire provocante. Elle tendit la main vers son chapeau et ramassa le sac renfermant ses biens.

— M’est avis que je peux marcher plus vite qu’une gabare, dit-elle. Le fleuve est tout méandreux alors que moi, je peux avancer en ligne droite.

— Tu veux la rattraper à pied ? fit Hilta, horrifiée. Mais il y a des forêts et des bêtes sauvages !

— Tant mieux, ça me ferait du bien de retrouver la civilisation. Esk a besoin de moi. Ce bourdon est en train de prendre le dessus. Je l’avais dit, que ça arriverait, mais est-ce qu’on m’a écoutée ?

— On t’a écoutée ? demanda Hilta qui essayait toujours de comprendre ce que Mémé avait voulu dire par « retrouver la civilisation ».

— Non », répondit froidement Mémé.

* * *

Il s’appelait Amschat B’hal Zoïde. Il vivait sur l’eau avec ses trois femmes et ses trois enfants. C’était un Menteur.

Ce qui horripilait toujours les ennemis de la tribu des Zoïdes, ce n’était pas uniquement leur honnêteté, aussi scrupuleuse qu’exaspérante, mais la totale franchise de leur propos. Les Zoïdes n’avaient jamais entendu parler d’euphémisme et ils n’auraient pas su qu’en faire si on leur en avait mis un sous le nez, sauf qu’ils l’auraient sûrement qualifié de « formule aimable pour dire une méchanceté ».

Ce respect strict de la vérité, ils ne le devaient apparemment pas à un dieu, comme c’est généralement le cas, mais à leur patrimoine génétique. Le Zoïde moyen était tout aussi incapable de mentir que de respirer sous l’eau ; le concept même de mensonge suffisait à le mettre dans tous ses états ; dire un Mensonge revenait purement et simplement à chambouler l’univers de fond en comble.

Un inconvénient de taille pour un peuple commerçant ; aussi, au fil des millénaires, les anciens Zoïdes avaient-ils étudié ce pouvoir étrange dont tout le monde sauf eux jouissait en abondance et avaient-ils décidé qu’ils devraient en bénéficier à leur tour.

Les jeunes gens qui montraient le moindre signe d’un tel talent se voyaient encouragés, à l’occasion de cérémonies particulières qui les mettaient en compétition, à déformer la Vérité toujours plus loin. Le premier proto-mensonge attesté avait été : « Mon grand-père est effectivement assez grand », mais ils avaient fini par attraper le coup, et l’on avait créé le bureau du Mensonge tribal.

Il faut comprendre que si les Zoïdes, dans leur majorité, ne savent pas mentir, ils témoignent en revanche d’un grand respect pour celui capable de dire que le monde n’est pas tel qu’on le voit, et le Menteur occupe chez eux une très haute fonction. Il représente la tribu dans toutes les négociations avec le monde extérieur, que le Zoïde moyen a depuis longtemps renoncé à comprendre. Les tribus zoïdes sont extrêmement fières de leurs Menteurs.

Les autres races ne supportent pas cette appellation de Menteur. Elles estiment que les Zoïdes auraient dû choisir un titre mieux approprié, tel que « diplomate » ou « chargé des relations publiques ». Elles estiment qu’ils l’ont fait exprès pour se moquer.

« Tout ça, c’est vrai ? demanda Esk, méfiante, en faisant du regard le tour de la cabine bondée de la gabare.

— Non », répondit Amschat avec conviction. Sa plus jeune femme, qui préparait du porridge sur un tout petit fourneau décoré, se mit à glousser. Ses trois enfants observèrent gravement Esk par-dessus le bord de la table.

« Vous dites jamais la vérité ?

— Et toi ? » La bouche d’Amschat se fendit d’un sourire aurifié, mais ses yeux ne souriaient pas, eux. « Tu faisais quoi sur mes toisons ? Amschat n’enlève personne. Chez toi, on va s’inquiéter, ou bien ?

— Je pense que Mémé va venir me chercher, dit Esk, mais j’crois pas qu’elle va beaucoup s’inquiéter. Elle sera seulement en colère, j’pense. De toute manière, je vais à Ankh-Morpork. Vous pouvez me jeter du navire…

— … bateau…

— … si vous voulez. Les brochets, je m’en fiche.

— Je ne peux pas faire ça, dit Amschat.

— Encore un mensonge ?

— Non ! La région est sauvage, il y a des voleurs et… des choses. »

Esk hocha la tête, radieuse. « Alors c’est réglé, dit-elle. Ça m’est égal de dormir sur la laine. Et je peux payer mon voyage. J’peux faire…» Elle hésita ; sa phrase incomplète resta suspendue en l’air comme une petite volute de cristal alors que la prudence tentait avec succès de lui retenir la langue. «… des tas de choses utiles », acheva-t-elle maladroitement.

Elle s’aperçut qu’Amschat jetait un coup d’œil en coin à l’aînée de ses femmes, qui cousait près du fourneau. Selon la tradition zoïde, elle ne portait que du noir. Mémé aurait approuvé des deux mains.

« Quelle sorte de choses utiles ? demanda-t-il. Faire la vaisselle et balayer, ou bien ?

— Si vous voulez, dit Esk, ou bien distiller à l’alambic double ou triple, composer les vernis, laques, encaustiques, zuumchats et punes, fondre la cire, façonner des bougies, bien choisir les graines, racines et boutures, et accommoder presque toutes les recettes qu’on connaît à partir des Quatre-vingts Herbes merveilleuses ; je sais filer, carder, rouir, ourdir et tisser aux métiers à main, en haute lice, en basse lice et aux grands métiers, je sais tricoter si on me fournit la laine, je sais lire la terre et les rochers, charpenter, même les tenons et mortaises à trois voies, prévoir le temps d’après le ciel et les bêtes, multiplier une ruchée, brasser cinq sortes d’hydromel, préparer les teintures, les mordants et les enduits, même du bleu grand teint, je sais faire presque toutes les sortes de ferblanterie, réparer les chaussures, saler et travailler la plupart des cuirs, et si vous avez des chèvres je sais m’en occuper. J’aime bien les chèvres. Par chez nous, les amateurs de chèvres sont légion, dit Mémé. »

Amschat la considérait d’un air songeur. Elle se dit qu’il attendait la suite.

« Mémé, elle supporte pas de voir les gens à rien faire, reprit-elle. Elle répète sans arrêt qu’une fille adroite de ses mains trouvera toujours de quoi vivre, ajouta-t-elle en manière d’explication.

— Ou un mari, je suppose, acquiesça Amschat à mi-voix.

— Justement, Mémé avait beaucoup à dire là-dessus…

— J’en suis sûr », dit Amschat. Il regarda l’aînée de ses épouses qui répondit par un hochement quasi imperceptible de la tête.

« Très bien, dit-il. Si tu sais te rendre utile tu peux rester. Joues-tu aussi d’un instrument de musique ? »

Esk lui retourna son regard franc, sans sourciller. « Sans doute. »

* * *

Ainsi Esk, avec une grande facilité et un seul petit regret, quitta les montagnes du Bélier et leur climat pour se joindre aux Zoïdes dans leur grande descente marchande de l’Ankh.

Plus de trente gabares se suivaient, chacune occupée au moins par une famille tentaculaire de Zoïdes. Aucune ne transportait la même cargaison ; la plupart étaient reliées les unes aux autres, et il suffisait aux Zoïdes de haler le câble et de passer sur le pont voisin s’il leur prenait envie de voir du monde.