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Esk hocha la tête. Amschat s’éloigna à grandes enjambées sur la place du marché. Au premier coin de rue, il se retourna, la regarda d’un air songeur, puis disparut dans la foule.

Voilà, fini de naviguer, se dit Esk. Il n’est pas tout à fait sûr, mais il va me surveiller maintenant, et avant que j’aie compris ce qui se passe, on me prendra le bourdon et je vais récolter toutes sortes d’embêtements. Pourquoi est-ce que la magie met tout le monde tellement en colère ?

Elle poussa un soupir résigné et entreprit d’explorer les possibilités de la ville.

Restait pourtant la question du bourdon. Esk l’avait enfoncé loin dans les toisons qu’on n’allait pas décharger dans l’immédiat. Si elle retournait le chercher, on lui poserait des questions, et elle ne connaissait pas les réponses.

Elle trouva une ruelle qui lui convenait et qu’elle enfila à toutes jambes jusqu’à ce qu’un bon renfoncement de porte lui offre l’abri tranquille dont elle avait besoin.

S’il était exclu de retourner à la gabare, alors il ne restait qu’une solution. Elle tendit une main et ferma les paupières.

Elle savait exactement ce qu’elle voulait faire, c’était là, devant ses yeux. Pour lui revenir, il ne fallait pas que le bourdon s’envole dans les airs, abîme la gabare et attire l’attention sur lui. Tout ce qu’elle voulait, se disait-elle, c’était que s’opère un léger changement dans l’organisation du monde. Que ce ne soit plus un monde où le bourdon se cachait dans les toisons, mais un monde où elle le tenait en main. Un tout petit changement, une altération infinitésimale de l’État des Choses.

Si Esk avait reçu une formation de mage dans les règles, elle aurait compris que son idée était irréalisable. Tous les mages savaient déplacer les objets, depuis les protons et tout ce qui s’ensuit, mais l’important à retenir pour en déplacer un de A jusqu’à Z, selon la physique élémentaire, c’est qu’à un moment donné l’objet en question devra passer par le reste de l’alphabet. La seule solution pour le faire disparaître en A et réapparaître en Z aurait été d’escamoter la Réalité. Mieux valait ne pas penser aux problèmes qui en auraient découlé.

Esk, évidemment, n’avait pas reçu de formation, et il est bien connu qu’ignorer l’impossibilité de ce qu’on tente reste l’un des ingrédients essentiels de la réussite. Ignorer l’éventualité d’un échec, c’est comme une chantignole déposée sur le chemin de la bicyclette de l’histoire.

Alors qu’Esk s’efforçait de découvrir comment déplacer le bourdon, les ondes se propagèrent dans l’éther magique pour modifier le Disque-monde par des milliers de détails infimes. La plupart passèrent totalement inaperçus. Peut-être quelques grains de sable occupaient-ils une position légèrement différente sur leurs plages, ou une feuille pendait-elle de son arbre sous un angle imperceptiblement plus fermé. Mais ensuite l’onde enveloppe de probabilité heurta la berge de la Réalité, rebondit à la façon d’une éclaboussure contre le bord d’une mare, rencontra les dernières rides venant dans l’autre sens et provoqua des tourbillons, d’intensité réduite mais de retombées considérables, dans le tissu même de l’existence. Il arrive que se produisent des tourbillons dans le tissu de l’existence parce que c’est un tissu très spécial.

Esk ignorait totalement ce qui précède, évidemment, mais elle fut bien contente lorsque le bourdon surgit du néant pour se matérialiser dans sa main.

Son contact était chaud.

Elle le considéra un moment. Elle sentait qu’elle devait faire quelque chose ; il était trop grand, trop identifiable, trop gênant. Il attirait l’attention.

« Si je t’emmène à Ankh-Morpork, dit-elle d’un air songeur, faut que j’te déguise. »

Quelques restes de magie tremblotèrent autour du bourdon, puis il s’assombrit.

Finalement, Esk résolut son problème urgent : elle trouva sur la grand-place du marché de Zemphis un banc qui vendait des balais, acheta le plus grand, le ramena dans son encoignure de porte, retira le manche et enfonça le bourdon bien profond dans les brindilles de bouleau. Il lui semblait injuste de maltraiter ainsi le noble objet, aussi lui présenta-t-elle silencieusement des excuses.

La différence fut notable, en tout cas : personne ne s’intéressait plus à une petite fille munie d’un balai.

Elle s’acheta un pâté aux épices pour manger durant son exploration. (Le marchand imprudent voulut la rouler sur la monnaie qu’il lui rendait et s’aperçut plus tard qu’il lui avait inexplicablement remis deux pièces d’argent ; puis des rats apparurent mystérieusement pour lui dévorer toute sa réserve pendant la nuit, et la foudre frappa sa grand-mère.)

La ville était plus petite qu’Ohulan et très différente parce qu’à la jonction de trois routes commerciales, outre le fleuve. Elle s’était bâtie autour d’une seule et gigantesque place, métissage entre l’embouteillage exotique permanent et le village de tentes. Les chameaux flanquaient des coups de sabots aux mules, les mules en flanquaient aux chevaux qui les rendaient aux chameaux, et tous en flanquaient aux humains ; ce n’était que débauche de couleurs, fracas, symphonie d’odeurs dans un brouhaha constant, entêtant, de centaines de gens qui s’échinaient à gagner des sous.

L’une des raisons à toute cette agitation, c’est que sur une grande partie du continent d’autres individus préféraient en gagner sans travailler du tout, et, comme le Disque n’avait pas encore développé d’industrie musicale, les dits individus étaient contraints de se rabattre sur des formes plus anciennes, plus traditionnelles de brigandage.

Bizarrement, il leur en coûtait souvent beaucoup d’efforts. Rouler de lourds rochers jusqu’au sommet d’une falaise pour tendre une embuscade digne de ce nom, abattre des arbres pour bloquer une route et creuser une fosse hérissée de piques tout en veillant au fil acéré d’une dague exigeaient probablement davantage de réflexion et de muscle que des professions plus honorables ; néanmoins, on trouvait toujours des particuliers suffisamment malavisés pour endurer de telles épreuves, outre les nuits interminables dans l’inconfort, dans le seul but de faire main basse sur de grandes et banales caisses de joyaux.

Zemphis était donc la ville où les caravanes se séparaient, se mélangeaient et se reformaient ; en effet, des dizaines de marchands et de voyageurs s’y regroupaient afin de se protéger des traîne-savates qui les attendaient le long des pistes. Esk, qui passait inaperçue dans la cohue, obtint tous ces renseignements d’une façon simple : elle trouva quelqu’un à l’air important et lui tirailla le bord du manteau.

L’homme comptait des balles de tabac et y serait parvenu sans l’interruption.

« Quoi ?

— J’ai dit : qu’est-ce qui s’passe ici ? »

L’homme voulait répondre : « Fiche-moi le camp et va embêter quelqu’un d’autre. » Il voulait lui donner une calotte légère sur la tête. Aussi fut-il surpris de se retrouver penché, en discussion sérieuse avec une petite gamine à la figure sale qui tenait un gros balai (lequel, lui apparut-il plus tard, donnait la vague impression d’écouter).

Il fournit les explications sur les caravanes. L’enfant opina.

« Les gens se mettent tous ensemble pour voyager ?

— Tout juste.

— Pour aller où ?

— Dans toutes sortes de villes. Sto Lat, Pseudopolis… Ankh-Morpork, évidemment…

— Mais le fleuve, il y va, fit Esk à propos. Les gabares. Les Zoïdes.

— Ah, oui, dit le marchand, mais ils demandent cher, ils ne transportent pas tout et, n’importe comment, on ne leur fait pas beaucoup confiance.