Выбрать главу

— Mais ils sont très honnêtes !

— Euh… oui. Mais tu sais ce qu’on dit : ne fais jamais confiance à un honnête homme. » Il sourit d’un air entendu.

« Qui c’est qui dit ça ?

— On le dit. Tu sais bien. Les gens, ajouta-t-il, tandis qu’une certaine inquiétude lui perçait dans la voix.

— Oh », fit Esk. Elle réfléchit. « Ils doivent être très bêtes, alors, dit-elle d’un air compassé. Les gens. Merci quand même. »

Il la regarda s’éloigner et reprit son comptage. Un instant plus tard, il sentit qu’on lui tirait à nouveau le manteau.

« Cinquanteseptcinquanteseptcinquanteseptoui ? fit-il en s’efforçant de ne pas oublier où il en était.

— S’cusez-moi de vous embêter encore, dit Esk, mais ces balles, là…

— Qu’est-ce qu’elles ont cinquanteseptcinquanteseptcinquantesept ?

— Ben… c’est normal, les petits machins comme des vers blancs, à l’intérieur ?

— Cinquantese… quoi ? » Le marchand baissa son ardoise et considéra Esk. « Quels petits vers ?

— Ceux qui gigotent. Blancs, ajouta-t-elle avec obligeance. Z’ont l’air de fouiller au milieu des balles.

— Tu veux dire l’ascaris du tabac ? » Il tourna des yeux fous vers le tas de balles que déchargeait, maintenant qu’il y pensait, un vendeur nerveux comme un lutin de minuit qui veut s’éclipser avant qu’on ne découvre en quoi se change l’or des fées au matin. « Mais il m’a assuré que ces balles avaient été entreposées comme il faut et… Comment tu sais ça, d’ailleurs ? »

La gamine avait disparu dans la foule. Le marchand regarda fixement la place qu’elle avait occupée. Il regarda fixement le vendeur qui souriait nerveusement. Il regarda fixement le ciel. Puis il sortit son couteau à échantillons de sa poche, parut prendre une décision et se glissa de côté vers la balle la plus proche.

Esk, pendant ce temps, avait découvert en laissant traîner l’oreille qu’une caravane se formait pour Ankh-Morpork. Le chef de convoi se tenait assis à une table faite d’une planche posée sur deux barriques.

Il était occupé.

Il parlait à un mage.

Les voyageurs aguerris savent qu’un convoi qui se prépare à traverser une région virtuellement hostile doit se pourvoir d’une réserve d’épées mais surtout s’assurer les services d’un mage au cas où, ne serait-ce que pour allumer le feu. Un mage de troisième rang ou d’un rang supérieur ne s’attend pas à débourser pour se joindre au convoi. Au contraire, il s’attend à ce qu’on le paye. Les délicates négociations entre les deux hommes s’acheminaient justement vers une conclusion.

« C’est bien beau, maître Traitel, mais… et le jeune homme ? fit le chef de convoi, un certain Adab Jobard, un type impressionnant vêtu d’un pourpoint en peau de troll, d’un chapeau désinvolte à bords flottants et d’un kilt de cuir. Il est pas mage, à ce que je vois.

— Il est en apprentissage, répondit Traitel, un grand mage décharné dont les robes attestaient son appartenance aux Anciens Frères d’Appellation contrôlée de l’Etoile d’Argent, l’un des huit ordres magiques.

— Alors ç’en est pas un, reprit Jobard. Je connais vos statuts : vous êtes pas mage tant que vous avez pas de bourdon. Et lui, il en a pas.

— Justement, il se rend à l’Université de l’Invisible pour régler ce petit détail », dit Traitel avec hauteur. Les mages se séparaient de leur argent d’à peine plus mauvaise grâce que les tigres de leurs dents.

Jobard considéra l’apprenti en question. Il avait croisé beaucoup de mages au cours de sa vie et s’estimait assez bon juge pour reconnaître chez ce jeune gars l’étoffe d’un bon élément. En d’autres termes, il était mince, dégingandé, pâle d’avoir trop lu de livres angoissants dans des salles insalubres, et il avait des yeux larmoyants comme deux œufs légèrement pochés. Il vint à l’esprit de Jobard qu’il fallait semer pour récolter.

Tout ce dont il a besoin pour grimper au sommet, songeait-il, c’est un petit handicap. Les mages sont sujets à des ennuis comme l’asthme et les pieds plats, et on dirait que c’est ça qui leur donne leur allant.

« Comment tu t’appelles, mon garçon ? demanda-t-il aussi gentiment que possible.

— Sssssssssssssss », fit le jeune homme. Sa pomme d’Adam montait et descendait comme un ballon captif. Il se tourna vers son compagnon pour lui lancer un appel muet.

« Simon, dit Traitel.

— … imon, acquiesça Simon, reconnaissant.

— Est-ce que tu sais lancer des boules de feu ou des sortilèges tourbillonnants, de ceux qu’on projette contre un ennemi ? »

Simon regarda Traitel du coin de l’œil.

« Nnnnnnnnnn… hasarda-t-il.

— Mon jeune ami étudie une magie qui dépasse la simple sorcellerie, dit le mage.

— … on », termina Simon.

Jobard hocha la tête.

« Bon, fit-il, peut-être que tu deviendras mage, mon garçon. Peut-être qu’une fois qu’on t’aura remis ton joli bourdon tu consentiras à faire un voyage avec moi, hein ? J’investis sur ton avenir, d’accord ?

— Ou…

— Borne-toi à hocher la tête », dit Jobard qui n’était pas d’un naturel cruel.

Simon approuva du chef avec gratitude. Traitel et Jobard échangèrent à leur tour des signes de tête, puis le mage s’en fut à grandes enjambées, suivi de l’apprenti qui ployait sous un monceau de bagages.

Jobard baissa les yeux sur la liste devant lui et biffa soigneusement « mage ».

Une ombre menue tomba sur la page. Il releva les yeux et eut un sursaut involontaire.

« Oui ? fit-il froidement.

— Je veux aller à Ankh-Morpork, s’il vous plaît, dit Esk. J’ai des sous.

— Retourne chez ta mère, petite.

— Non, vraiment. Je veux chercher fortune. »

Jobard soupira. « Pourquoi t’as ce balai à la main ? » demanda-t-il.

Esk regarda l’ustensile comme si elle ne l’avait encore jamais vu.

« Faut bien qu’il soit quelque part, dit-elle.

— Rentre chez toi, ma fille, fit Jobard. J’emmène pas de fugueuses à Ankh-Morpork. Il peut arriver des choses bizarres aux petites filles dans les grandes villes. »

Esk rayonna. « Quel genre de choses bizarres ?

— Écoute, je t’ai dit de rentrer chez toi, hein ? Tout de suite ! »

Il prit sa craie et continua de cocher des lignes sur son ardoise, en s’efforçant d’ignorer le regard fixe qui semblait lui vriller le dessus du crâne.

« J’peux être utile », dit calmement Esk.

Jobard reposa brutalement sa craie et se gratta le menton avec humeur.

« T’as quel âge ? fit-il.

— Neuf ans.

— Eh ben, mademoiselle Neuf-ans, j’ai deux cents bêtes et une centaine de personnes qui veulent aller à Ankh-Morpork, la moitié d’entre elles détestent l’autre moitié, j’ai assez d’hommes qui savent se battre, les routes sont plutôt mauvaises, les bandits de plus en plus audacieux là-haut dans les Tétons, les trolls ont augmenté le péage de leur pont cette année, y a des charançons dans les provisions, j’ai tout l’temps mal à la tête, alors, dans tout ça, en quoi tu peux m’être utile ?

— Oh », lâcha Esk. Elle fit du regard le tour de la place pleine de monde. « La route qui va vers Ankh, c’est laquelle, alors ?

— Celle-là, là-bas, par la grande porte.

— Merci, dit-elle gravement. Au revoir. J’espère que vous aurez plus d’ennuis et que pour votre tête, ça va s’arranger.

— C’est ça », hésita Jobard. Ses doigts battaient la charge sur la table tandis qu’il regardait Esk s’éloigner en direction de la route d’Ankh. Une route longue, sinueuse. Une route infestée de malandrins et de gnolls. Une route qui franchissait, le souffle court, les hauts cols de montagnes et se traînait, pantelante, dans les déserts.