« Oh, et puis merde ! lâcha-t-il à mi-voix. Hé ! Toi ! »
Mémé Ciredutemps avait des soucis.
Tout d’abord, se dit-elle, elle n’aurait jamais dû laisser Hilta la convaincre d’emprunter son balai. Il était vieux, capricieux, ne volait que la nuit et, même alors, sa vitesse n’excédait guère le petit trot.
Ses sortilèges élévateurs étaient tellement fatigués que l’engin n’acceptait de fonctionner qu’à partir d’une certaine allure. C’était, pour tout dire, le seul balai qu’il fallait pousser au démarrage.
Et alors qu’elle prenait sa course pour la dixième fois, jurant et transpirant, le long d’un sentier forestier, le fichu manche à hauteur d’épaule, elle était tombée dans un piège à ours.
Le second problème, c’est qu’un ours était tombé dedans le premier. En réalité, ce problème avait été sitôt résolu parce que Mémé, déjà de mauvaise humeur, avait frappé l’animal de son balai en plein entre les deux yeux et qu’il se terrait à présent aussi loin d’elle que le permettait l’exiguïté de la fosse en essayant de se trouver un sujet d’optimisme.
La nuit n’avait pas été agréable, et le matin ne le fut guère plus pour le groupe de chasseurs qui, à l’aube, jetèrent un coup d’œil prudent par-dessus le bord de la fosse.
« Ah, pas trop tôt, fit Mémé. Sortez-moi d’ià. »
Les mines ahuries se retirèrent et Mémé entendit une conversation animée à voix basse. Ils avaient vu le chapeau et le balai.
Une tête barbue finit par réapparaître, de mauvaise grâce, comme si on poussait en avant le corps auquel elle était attachée.
« Hum, commença la tête, écoutez, la mère…
— J’suis pas mère, le coupa Mémé. Et certainement pas la tienne, si jamais t’en as une, ce qui m’étonnerait. Si j’étais ta mère, j’me serais sauvée avant que tu naisses.
— C’est juste une façon de parler, dit la tête d’un ton de reproche.
— Une foutue insulte, oui, voilà ce que c’est ! »
Une autre conversation à voix basse.
« Si j’sors pas, tonna Mémé, va y avoir du Grabuge. Vous voyez mon chapeau, hein ? Vous le voyez ? »
La tête réapparut.
« Ben, justement, fit celle-ci. Je veux dire, qu’est-ce qui va se passer si on vous fait sortir ? Ça paraît beaucoup moins risqué de… combler le trou, quoi. Rien de personnel là-dedans, vous comprenez. »
Mémé mit le doigt sur ce qui la chiffonnait.
« T’es à genoux ou quoi ? lança-t-elle d’un ton accusateur. Non, hein ? Vous êtes des nains ! »
Chuchotis, chuchotas.
« Bon, et alors ? fit la voix avec défi. Il n’y a pas de mal à ça, tout de même ? Qu’est-ce que vous avez contre les nains ?
— Vous savez réparer les balais ?
— Les balais magiques ?
— Oui ! »
Chuchotis, chuchotas.
« Et si on sait ?
— Ben, on pourrait s’arranger…»
Les cavernes des nains résonnaient de coups de marteaux, mais c’était surtout pour faire de l’effet. Les nains avaient du mal à réfléchir sans le bruit des marteaux pour les apaiser. Les bureaucrates nantis payaient des lutins pour cogner sur de petites enclumes de cérémonie, uniquement pour maintenir leur bonne image de marque.
Le balai reposait sur deux tréteaux. Mémé Ciredutemps était assise sur un affleurement rocheux tandis qu’un nain deux fois plus petit qu’elle, vêtu d’un tablier rempli de poches, tournait autour de l’ustensile et lui donnait de temps en temps de petits coups.
Il finit par flanquer un coup de pied dans le faisceau de brindilles et aspira une longue bouffée d’air, comme s’il sifflait à l’envers, signe secret chez tous les artisans de l’univers qui indique qu’une opération onéreuse est sur le point de s’accomplir.
« Biieeeeen, fit-il. Je pourrais demander aux apprentis de venir voir ça, oui, je pourrais. Très instructif. Et vous dites que ça réussissait vraiment à décoller ?
— Il volait comme un oiseau », dit Mémé.
Le nain alluma une pipe. « J’aimerais beaucoup voir cet oiseau-là, dit-il, l’air pensif. Ça doit valoir le coup, un oiseau pareil.
— Oui, mais vous pouvez le réparer ? demanda Mémé. Je suis pressée. »
Le nain s’assit, lentement, posément. « Pour ce qui est de le réparer, dit-il, ma foi, je ne sais pas si c’est possible. Le refaire, peut-être. Évidemment, c’est difficile ces temps-ci d’obtenir des brindilles, même quand on trouve les ouvriers pour effectuer les bonnes ligatures, et les sortilèges ont besoin…
— Je veux pas qu’on le refasse, je veux seulement qu’il marche, dit Mémé.
— C’est un ancien modèle, voyez-vous, insista le nain. Très délicats, ces anciens modèles. On ne peut pas trouver le bois…»
Il se sentit soulevé à bras-le-corps jusqu’à ce que ses yeux arrivent au niveau de ceux de Mémé. Les nains résistent assez bien à la magie, étant magiques eux-mêmes, mais la mine de la vieille femme donnait l’impression qu’elle cherchait à lui dissoudre les prunelles au fond du crâne.
« Répare-le, c’est tout, siffla-t-elle. S’il te plaît ?
— Quoi ? Saloper le boulot ? s’étonna le nain, dont la pipe tomba bruyamment par terre.
— Oui.
— Le rafistoler, vous voulez dire ? Faire injure à ma formation en bâclant le boulot ?
— Oui », répéta Mémé. Ses pupilles étaient deux petits trous noirs.
« Oh, fit le nain. Alors, d’accord. »
Jobard, le chef de convoi, s’inquiétait.
Ils avaient quitté Zemphis trois matins plus tôt, ils progressaient à bonne allure et montaient maintenant vers le défilé rocheux qui franchissait les montagnes connues sous le nom de Tétons de Scilla. (Il y en avait huit ; Jobard se demandait souvent qui avait été Scilla et si elle lui aurait plu.)
Une bande de gnolls s’était glissée jusqu’à eux durant la nuit. Les créatures malfaisantes, une variété de gobelins rocheux, avaient tranché la gorge d’un garde, prêts à massacrer toute la caravane. Seulement…
Seulement, personne ne savait vraiment ce qui s’était passé ensuite. Les cris avaient réveillé tout le monde ; le temps qu’on ranime les feux et que le mage Traitel lance une lumière bleue au-dessus du camp, les gnolls n’étaient plus que des ombres au loin, autant d’araignées qui couraient comme si les légions de l’Enfer les pourchassaient.
À en juger par ce qui était arrivé à leurs congénères, ils avaient probablement raison. Des bouts de gnolls pendaient des rochers voisins et les égayaient, leur donnaient une allure festive. Jobard ne se désolait pas trop pour ça – les gnolls aimaient capturer des voyageurs pour leur offrir une hospitalité du genre couteau-chauffé-au-rouge-et-gourdin –, pourtant il était nerveux à l’idée de se trouver dans les parages de Quelque Chose capable de passer au travers d’une douzaine de gnolls noueux et méchamment armés comme une cuiller dans un œuf à la coque, mais sans laisser de traces.
Bref, on avait dégagé le terrain propre et net.
La nuit avait été très longue, et la matinée ne s’annonçait pas meilleure. La seule à peu près éveillée, c’était Esk, qui avait dormi durant tous ces événements et se plaignait uniquement d’avoir fait des rêves bizarres.
Quand même, c’était un soulagement de quitter cette vision macabre. Jobard se disait que les gnolls puaient autant au-dedans qu’au-dehors. Il ne pouvait vraiment pas les sentir.