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Esk, assise sur le chariot de Traitel, discutait avec Simon qui conduisait maladroitement les bœufs pendant que le mage récupérait du sommeil en retard derrière eux.

Simon faisait tout maladroitement. Il était drôlement bon pour ça. C’était un de ces grands gars qui ont l’air tout en genoux, coudes et pouces. Le regarder marcher mettait les nerfs à rude épreuve, on s’attendait à ce que les ficelles lâchent, et quand il parlait, l’angoisse qui se lisait sur son visage s’il repérait un s ou un m plus loin dans la phrase, poussait instinctivement son interlocuteur à les prononcer pour lui. On trouvait sa récompense dans la lueur de reconnaissance qui passait sur sa figure grêlée d’acné comme un lever de soleil sur la lune.

Pour l’heure, le rhume des foins le faisait pleurer.

« Tu voulais être mage quand t’étais petit ? »

Simon fit non de la tête. « Je voulais apprendre commm…

— … comment…

— … les choses mmm…

— … marchaient ?

— Oui. Puis quelqu’un du village en a parlé à l’Universs… sité qui a envoyé mmm… maître Traitel. Je vais devenir mmm…

— … mage…

— … un jour. Mmm… maître Traitel dit que j’ai des dons pour la t… théorie. » Les yeux humides de Simon s’embuèrent davantage et une expression de quasi-félicité envahit son visage ravagé.

« Il dit qu’il y a des tas de livres dans la bibliothèque de l’Univers… sité de l’Invisible, ajouta-t-il de la voix d’un homme mort d’amour. Plus de l… livres qu’on peut en lire dans toute une vie.

— Moi, j’suis pas sûre d’aimer les livres, dit Esk sur le ton de la conversation. Comment du papier peut-il savoir des choses ? Ma mémé, elle dit que les livres, ç’a du bon que si le papier est fin.

— Non, tu te trompes, se hâta de reprendre Simon. Dans les livres, il y a plein de mmm…» Il aspira de l’air et lança un regard implorant.

«… mots ? fit Esk après une seconde de réflexion.

— Oui, et ils peuvent changer les choses. Ccc… c’eee… c’eeest ççç… ççç…

— …ça…

— … que je dois t… trouver. Là-bas, quelque part dans les vieux livres. Ils disent qu’il n’y a pas de nouveaux charmes, pourtant je sss…

— … sais…

— … que là-bas, quelque part, bien cachés, il y a les mmm… les mmm…

— … mots…

— Oui, qu’aucun mamama…

— … mage ? proposa Esk, le visage plissé par la concentration.

— Oui, n’a jamais trouvés. » Il ferma les yeux et sourit, en pleine béatitude. « Les Mots qui vont MétaMorphoser le Monde.

— Quoi ?

— Hein ? fit Simon qui rouvrit les yeux à temps pour empêcher les bœufs de sortir de la piste.

— T’as dit plein de m !

— Non ?

— Je t’ai entendu ! Essaye encore. »

Simon prit une profonde inspiration. « Le mamama… le mémémé… dit-il. Le momomoo… reprit-il. Non, rien à faire, fini. Des fois, j’y arrive, quand je réfléchis à autre chose. Pour Traitel, je fais une allergie.

— Une allergie aux m ?

— Non, quelle idiosss…

— … idiotie… fit Esk, charitable.

— … il y a sûsûsû…

— … sûrement…

— …quelque chose dans l’air, du p… pollen peut-être, ou de la p… poudre d’herbe. Traitel a voulu trouver la cause de l’allergie, en pure perte, la mmm… la mamama…

— … magie…

— … ne donne rien. »

Ils traversaient un défilé étroit de roches orange. Simon les considéra, l’air inconsolable.

« Ma mémé m’a montré différents remèdes pour soigner le rhume des foins, dit Esk. On pourrait les essayer. »

Simon refusa de la tête. On l’aurait dite à deux doigts de se détacher de son cou.

« Tout tenté, fit-il. Je vais faire un drôle de mamama… d’apprenti, hein ? Pas fichu de prononccc… de dire les mmm… les noms.

— J’vois bien le problème », dit Esk. Elle contempla un moment le paysage, le temps de mettre ses idées en ordre.

« Est-ce que… euh… c’est possible pour une femme de devenir, tu sais… euh… mage ? » demanda-t-elle enfin.

Simon la regarda d’un air hébété. Elle le regarda d’un air de défi.

La gorge du jeune homme se contracta. Il essayait de trouver une phrase sans m ni s. En fin de compte, il se contenta de : « Drôle d’idée. » Il réfléchit encore un peu, puis se mit à rire jusqu’à ce que l’expression de la fillette lui donne l’alerte.

« Très rigolo, oui », ajouta-t-il. Mais l’amusement s’évanouit de son visage et céda la place à l’étonnement. « Je n’y avais encore jammm… pas pensss… réfléchi.

— Alors ? C’est possible ? » On aurait pu raser une barbe de trois jours avec la voix d’Esk.

« Bien sûr que non. C’est évident, mon enfant. Simon, retourne à tes études. »

Traitel écarta le rideau qui donnait sur l’arrière du chariot et passa sur le banc du conducteur.

La figure de Simon retrouva son air habituel de légère panique. Il lança à la gamine un regard implorant tandis que Traitel lui prenait les rênes des mains, mais elle l’ignora.

« Pourquoi pas ? Comment ça : évident ? »

Traitel se retourna et baissa les yeux sur elle. Il ne lui avait pas prêté grande attention jusque-là, elle n’était qu’une vague silhouette parmi d’autres autour des feux de camp.

Il était recteur de l’Université de l’Invisible et avait l’habitude d’en voir beaucoup, des vagues silhouettes, s’affairer à des tâches indispensables mais sans valeur, comme lui servir ses repas et balayer ses appartements. Il était bête, oui, comme savent l’être les gens très malins, et il avait beau faire montre d’autant de tact qu’une avalanche et d’égocentrisme qu’une tornade, jamais il n’aurait imaginé les enfants suffisamment importants pour qu’on les rudoie.

Depuis ses longs cheveux blancs jusqu’à la pointe recourbée de ses chaussures, Traitel incarnait le mage par excellence. Il en avait les épais sourcils broussailleux, la robe à paillettes et la barbe patriarcale à peine marquée des taches jaunes de la nicotine. (Les mages sont célibataires mais ils apprécient néanmoins un bon cigare.)

« Tu comprendras tout ça quand tu seras grande, dit-il. L’idée est amusante, évidemment, un bon jeu de mots. Mage femme ! Pourquoi pas une sorcière homme, tant que tu y es ?

— Y en a qui parlent de sorciers mais faut pas les appeler comme ça, fit Esk.

— Je te demande pardon ?

— Ma mémé dit que les hommes peuvent pas faire des sorcières. Elle dit que si les hommes voulaient être des sorcières, ça donnerait des mages.

— Elle m’a l’air d’une très sage femme, remarqua Traitel.

— Elle est ça aussi, et elle dit que les femmes devraient s’en tenir à ce qu’elles font bien, poursuivit Esk.

— Elle a du bon sens.

— Elle dit que si les femmes faisaient aussi bien que les hommes, elles feraient beaucoup mieux ! »

Traitel éclata de rire.

« C’est une sorcière », dit Esk, qui ajouta dans sa tête : alors, qu’est-ce que tu dis de ça, monsieur le soi-disant magemalin ?

« Ma chère petite demoiselle, espères-tu me choquer ? Il se trouve que j’ai un grand respect pour les sorcières. »

Esk se renfrogna. Il n’était pas censé répondre ça.

« C’est vrai ?

— Parfaitement. Je crois que la sorcellerie est une bonne profession, pour une femme. Un métier très noble.

— Non ? J’veux dire : c’est vrai ?