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— Oh oui. Très utile dans les régions rurales pour… pour les gens qui… qui ont des bébés et tout ça. En tout cas, les sorcières ne sont pas des mages. La sorcellerie, c’est le moyen par lequel la Nature permet aux femmes d’accéder aux courants magiques, mais il faut te rappeler que ce n’est pas de la grande magie.

— Je vois. Pas de la grande magie, répéta Esk, la mine sombre.

— Oh, non. La sorcellerie, c’est très bien pour aider les gens dans la vie de tous les jours, évidemment, mais…

— J’imagine que les femmes, elles ont pas assez de bon sens pour devenir mages, dit Esk. J’crois vraiment que c’est ça.

— J’éprouve un grand respect pour les femmes, dit Traitel qui n’avait pas remarqué la froideur dans la voix d’Esk. Elles sont incomparables quand… quand…

— Pour avoir des bébés et tout ça ?

— Par exemple, oui, concéda généreusement le mage. Mais il leur arrive parfois d’être un peu dérangeantes. Un peu trop nerveuses. La grande magie demande un esprit très clair, tu vois, et les talents des femmes ne vont pas dans ce sens. Leur cerveau a tendance à surchauffer. J’ai le regret de dire qu’il n’y a qu’une seule porte qui mène à la magie, c’est celle de l’Université de l’Invisible, et aucune femme ne l’a jamais franchie.

— Dites voir, fit Esk, elle sert à quoi exactement, la grande magie ? »

Traitel lui sourit.

« La grande magie, mon enfant, peut nous donner tout ce que nous voulons.

— Oh.

— Alors oublie toutes ces bêtises de mage femme, d’accord ? » Traitel lui adressa un autre sourire bienveillant. « Comment tu t’appelles, mon enfant ?

— Eskarina.

— Et pourquoi te rends-tu à Ankh, chère petite ?

— Je croyais que j’pourrais chercher fortune, murmura Esk, mais je crois maintenant qu’y a peut-être pas de fortune à chercher pour les filles. Vous êtes sûr que les mages donnent aux gens ce qu’ils veulent ?

— Bien entendu. La grande magie sert à ça.

— Je vois. »

La caravane progressait au pas, guère plus vite. Esk sauta à terre, sortit le bourdon de sa cachette provisoire parmi les sacs et les seaux accrochés sur le flanc du chariot et remonta en courant la file de carrioles et d’animaux. À travers ses larmes, elle aperçut fugitivement Simon qui la regardait d’un air interrogateur depuis l’arrière du chariot, un livre ouvert dans les mains. Il lui adressa un sourire intrigué et commença à dire quelque chose, mais elle continua de courir et quitta la piste.

Des ajoncs rabougris lui écorchèrent les jambes lorsqu’elle gravit à quatre pattes un talus d’argile, puis elle put détaler à loisir sur un plateau aride encaissé entre les falaises orange.

Elle ne s’arrêta qu’une fois complètement perdue, pourtant la colère brûlait toujours furieusement en elle. Elle avait déjà connu la colère, mais jamais comme ça ; normalement, la colère, c’était comme le feu de la forge quand on l’allumait, ça rougeoyait et ça lançait des étincelles, mais ce feu-ci était différent, comme attisé par le soufflet, réduit à la toute petite flamme bleue et blanche qui découpe l’acier.

Elle en avait des fourmillements par tout le corps. Elle devait faire quelque chose à tout prix.

Pourquoi, quand elle entendait Mémé radoter sur la sorcellerie, rêvait-elle de la puissance de la magie, alors qu’elle était prête à défendre cette même sorcellerie jusqu’à la mort dès que Traitel lui parlait de sa voix de fausset ? Elle apprendrait les deux ou aucune. Plus on voulait l’en empêcher, plus elle en avait envie.

Elle serait sorcière et mage. Elle allait leur faire voir.

Esk s’assit sous un genévrier aux branches basses, au pied d’une falaise à pic, l’esprit bouillonnant de colère et de projets. Elle voyait déjà les portes lui claquer au nez avant même qu’elle n’ait commencé de les ouvrir. Traitel avait raison : on ne la laisserait jamais entrer à l’Université. Posséder un bourdon ne suffisait pas pour faire un mage, il fallait aussi recevoir une formation, et personne n’allait la lui donner.

Le soleil de midi cognait du haut de la falaise et l’air que respirait Esk se mit à embaumer les abeilles et le genièvre. Elle s’allongea sur le dos, regarda la voûte presque violette du ciel à travers le feuillage et finit par s’endormir.

L’emploi de la magie entraîne un effet secondaire : on est enclin à faire des rêves à la fois inquiétants et réalistes. Il y a une raison à cela, mais sa seule évocation suffit à donner des cauchemars à un mage.

Le fait est que l’esprit des mages peut donner corps à des pensées. Les sorcières travaillent normalement avec ce qui existe dans le monde, mais un mage, s’il est suffisamment bon, peut faire prendre chair à son imagination. Il n’en découlerait aucune conséquence fâcheuse si le petit cercle de lumière de bougie plutôt improprement nommé « l’univers du temps et de l’espace » ne dérivait pas dans on ne sait quoi de beaucoup plus déplaisant et imprévisible. Des Choses étranges rôdent et grognent de l’autre côté des minces palissades de la normalité ; des hurlements et des hululements singuliers s’échappent des crevasses profondes à la lisière du Temps. Il existe de telles horreurs que même le noir en a peur.

La plupart des gens n’en savent rien, et c’est aussi bien parce que le monde ne pourrait pas vraiment fonctionner si chacun restait au lit, la tête sous les couvertures, ce qui arriverait sûrement si l’on connaissait la présence de telles abominations à une épaisseur d’ombre de distance.

L’ennui, c’est que les amateurs de magie et de mysticisme passent beaucoup de temps à traîner à l’extrême limite de la lumière, pour ainsi dire, et se font du même coup repérer par les créatures des Dimensions de la Basse-Fosse qui cherchent alors à les utiliser dans leurs efforts infatigables pour s’introduire dans cette Réalité spécifique.

La plupart savent y résister, mais les Choses ne poussent jamais aussi loin leurs explorations que lorsque leurs victimes roupillent.

Bel-Shamharoth, C’hulagen, l’Initié : les anciens dieux maléfiques et hideux du Nécrotélécomnicon, le livre connu de certains adeptes déments sous son vrai nom de Liber Paginarum Fulvarum, se tiennent toujours prêts à se glisser dans un esprit en sommeil. Les cauchemars sont souvent pittoresques et toujours désagréables.

Esk s’y était habituée depuis le rêve qu’elle avait fait à la suite de son premier Emprunt, et l’habitude avait presque remplacé la terreur. Lorsqu’elle se retrouva assise sur une plaine de poussière brillante, sous des étoiles inexpliquées, elle sut que ça recommençait.

« La barbe, dit-elle. D’accord, on y va, alors. Amenez les monstres. J’espère seulement qu’y aura pas celui qu’a son zigouigoui sur le nez. »

Mais cette fois-ci le cauchemar avait l’air différent. Esk regarda alentour et vit, dressé derrière elle, un grand château noir. Ses tourelles disparaissaient parmi les étoiles. Des lumières, des feux d’artifice et une musique plaisante cascadaient du haut de ses remparts. L’immense porte à double battant, ouverte, invitait à entrer. On devait donner une soirée, on s’amusait.

Elle se releva, épousseta le sable argenté de ses vêtements et se dirigea vers les portes.

Elle les avait presque atteintes lorsqu’elles se rabattirent d’un bloc. Elles n’avaient pas donné l’impression de bouger ; paresseusement entrouvertes l’instant d’avant, elles s’étaient tout bonnement refermées hermétiquement en une fraction de seconde, dans un claquement qui avait secoué les quatre coins de l’horizon.

Esk tendit la main et les toucha. Elles étaient noires, et si froides que de la glace commençait à se former dessus.