L’erreur courante consiste à tenir les ordres magiques inférieurs pour un ramassis de mages véreux. En fait, la magie véreuse est une spécialité parfaitement honorable qui attire des hommes silencieux, réfléchis, de confession druidique, plutôt solitaires. Si vous invitiez un mage véreux à une soirée, il en passerait la moitié à parler à votre plante en pot. Et l’autre moitié à écouter.
Esk nota quelques femmes dans la salle, parce que même les jeunes mages avaient des mères et des sœurs. Des familles entières étaient venues faire leurs adieux aux fils privilégiés. Ce n’étaient que mouchages de nez, essuyages de larmes et tintements des pièces que les pères satisfaits fourraient dans les mains de leur rejeton en guise d’argent de poche.
De très vieux mages déambulaient au milieu de la foule, discutaient avec les parrains, examinaient les futurs étudiants.
Plusieurs d’entre eux se frayèrent un chemin dans la cohue pour venir rejoindre Traitel, toutes voiles dehors, tels des galions gréés d’or. Ils le saluèrent gravement et posèrent un regard approbateur sur Simon.
« Voici le jeune Simon, hein ? fit le plus gras au garçon, la figure rayonnante. Nous avons entendu grand bien de toi, jeune homme. Hein ? Oui ?
— Simon, salue l’Archichancelier Biseauté, Archimage de l’Etoile d’Argent », dit Traitel. Simon s’inclina craintivement.
Biseauté le considéra avec bienveillance. « On nous a rapporté de grandes choses sur toi, mon garçon, fit-il. L’air de la montagne doit être bon pour la cervelle, hein ? »
Il se mit à rire. Les mages autour de lui rirent aussi. Traitel rit à son tour. Esk trouvait ça plutôt drôle, parce qu’il ne se passait rien de particulièrement amusant.
« Je ne ssssais pas, mmm… mmm…
— À ce qu’on dit, ce doit être la seule chose que tu ne sais pas, mon garçon ! » fit Biseauté, les bajoues prises de tressautements. Il y eut de nouveaux éclats de rire parfaitement réglés.
Biseauté tapota Simon sur l’épaule.
« Voici donc le jeune boursier, fit-il. Des résultats étonnants, jamais rien vu de tel. Autodidacte, en plus. Stupéfiant, hein ? N’est-ce pas, Traitel ?
— Superbe, Archichancelier. »
Biseauté fit des yeux le tour des mages qui suivaient la scène.
« Peut-être que tu pourrais nous donner un échantillon, dit-il. Une petite démonstration, pourquoi pas ? »
Simon le fixa, pris d’une panique animale.
« En fff… en fait, je ne sssuis pas très ccc… très concon… comp…
— Allons, allons, dit Biseauté d’un ton qu’il pensait sans doute encourageant. N’aie pas peur. Prends ton temps. Quand tu seras prêt. »
Simon se passa la langue sur ses lèvres sèches et lança du regard un appel muet à Traitel.
« Hum, fit-il, vous vvv…» Il s’arrêta et déglutit avec peine. « Le rrr…»
Les yeux lui sortaient de la tête. Des larmes lui inondèrent les joues et ses épaules se soulevèrent.
Traitel lui donna de petites tapes rassurantes sur le dos.
« Rhume des foins, expliqua-t-il. Impossible à guérir, dirait-on. Tout essayé. »
Simon déglutit et opina du chef. De ses longues mains blanches, il fit signe à Traitel de s’écarter et ferma les yeux.
Pendant quelques secondes, rien ne se produisit. Le corps immobile, il remuait muettement les lèvres ; puis le silence se répandit autour de lui comme la lueur d’une bougie. Des vaguelettes de non-bruit balayèrent la foule présente, frappèrent les murs avec toute la force d’un baiser envoyé du bout des doigts et revinrent en rouleaux. Les gens regardaient leurs compagnons ouvrir la bouche sans que rien n’en sorte et rougissaient d’effort quand leur propre rire ne s’entendait pas plus qu’un cri de moustique.
De toutes petites poussières de lumière naquirent soudain autour de la tête de Simon. Elles tournoyèrent et montèrent en spirales, en une danse compliquée tridimensionnelle, puis elles dessinèrent une forme.
Esk eut le sentiment que la forme avait tout le temps été là, qu’elle attendait que ses yeux la voient, de la même façon qu’un nuage parfaitement innocent peut d’un coup devenir, sans avoir aucunement changé, une baleine, un bateau ou un visage.
La forme qui entourait la tête de Simon, c’était le monde.
Aucune erreur possible, malgré le scintillement et la frénésie des petites lumières qui estompaient une partie des détails. Mais on reconnaissait la Grande A’Tuin, la Tortue céleste, les quatre Éléphants sur son dos et, au-dessus encore, le Disque soi-même. On distinguait le miroitement de la grande cataracte qui ceignait le monde, et là, en plein milieu, une minuscule aiguille rocheuse : la grande montagne Cori Celesti, séjour des dieux.
L’image se rapprocha pour se fixer sur la mer Circulaire, puis sur Ankh proprement dite, tandis que les petites lumières s’éloignaient de Simon et s’éteignaient brusquement à quelque distance de sa tête. Maintenant elles montraient la ville vue des airs, qui se précipitait à la rencontre des observateurs. Apparut bientôt l’Université, de plus en plus grosse. Puis la Grande Salle…
… où se tenaient les spectateurs du phénomène, bouche bée, silencieux, et Simon lui-même que silhouettaient des grains de lumière argentée. Une petite image brillante l’entourait, laquelle contenait une image, puis une autre et encore une autre…
On avait l’impression d’un univers retourné à l’envers dans toutes les dimensions à la fois. C’était une sensation de boursouflure, de gonflement. Comme si le monde entier avait fait « gloup ».
S’effacèrent les murs. Se dissipa le sol. S’évanouirent les tableaux des grands mages du passé avec leurs rouleaux de parchemin, leurs barbes et leurs mines désapprobatrices un tantinet constipées. S’évapora le carrelage sous les pieds – un joli motif noir et blanc –, qui céda la place à un sable fin, gris comme le clair de lune et froid comme la glace. Des étoiles curieuses, inattendues, scintillèrent au firmament ; à l’horizon se découpaient des collines basses, qu’avait érodées non pas le vent ni la pluie – ici le climat n’existait pas – mais le papier de verre petit grain du Temps lui-même.
Personne en dehors d’Esk ne paraissait avoir remarqué. Personne en dehors d’Esk, d’ailleurs, ne paraissait vivant. Elle était entourée de gens aussi immobiles et silencieux que des statues.
Et ils n’étaient pas seuls. Il y avait d’autres… Choses… derrière eux, et davantage encore apparaissaient à chaque seconde. Les Choses n’avaient pas de forme, ou plutôt elles avaient l’air d’en prendre au hasard à partir d’une variété de créatures ; elles donnaient l’impression d’avoir entendu parler de bras, de jambes, de mâchoires, de griffes et d’organes mais d’ignorer comment les assembler. Ou de s’en moquer. Ou d’avoir si faim qu’elles ne s’étaient pas souciées de le découvrir.
Elles produisaient un bruit d’essaim de mouches.
C’étaient les créatures de ses rêves, venues se nourrir de magie. Esk savait qu’elles ne s’intéressaient pas à elle pour le moment, sauf en guise de bonbon digestif à la menthe. Toute leur attention se portait sur Simon, complètement inconscient de leur présence.
Esk lui flanqua lestement un coup de pied dans la cheville.
Le désert froid disparut. Le monde réel réapparut à toute vitesse. Simon ouvrit les yeux, sourit faiblement et s’effondra doucement en arrière dans les bras de la fillette.
Un brouhaha monta des mages, et plusieurs d’entre eux commencèrent d’applaudir. Aucun ne semblait avoir remarqué quoi que ce soit de bizarre en dehors des lumières argentées.