Biseauté se secoua et leva une main pour calmer la foule.
« Vraiment… étonnant, fit-il à Traitel. Vous dites qu’il a tout trouvé tout seul ?
— En effet, seigneur.
— Personne ne l’a aidé ?
— Il n’y avait personne pour l’aider, répondit Traitel. Il allait de village en village pour exécuter de petits sortilèges. Mais seulement quand on le payait en livres ou en papier. »
Biseauté hocha la tête. « Ce n’était pas une illusion, observa-t-il, pourtant il ne s’est pas servi des mains. Qu’est-ce qu’il marmonnait tout seul ? Vous le savez ?
— D’après lui, ce ne sont que des mots pour se mettre dans l’état d’esprit adéquat, répondit Traitel qui haussa les épaules. Je ne comprends pas la moitié de ce qu’il raconte, la chose est sûre. Il dit qu’il doit inventer des mots parce qu’il n’en existe pas pour ce qu’il fait. »
Biseauté lança un coup d’œil en coin à ses confrères. Ils acquiescèrent.
« Ce sera un honneur de l’admettre à l’Université, fit-il. Vous voudrez bien le lui dire quand il se réveillera. »
Il sentit qu’on tirait sur sa robe et baissa les yeux.
« Excusez-moi, dit Esk.
— Hallo, jeune demoiselle, fit Biseauté, la voix mielleuse. Tu es venue voir ton frère entrer à l’Université ?
— C’est pas mon frère », dit Esk. À une époque, le monde lui avait paru plein de frères, mais celui-là n’en faisait pas partie.
« Vous êtes important ? » demanda-t-elle.
Biseauté regarda ses collègues, et sa figure s’épanouit. Les modes existaient chez les mages, comme partout ; tantôt ils étaient minces, faméliques et parlaient aux animaux (les animaux n’écoutaient pas, mais c’est l’intention qui compte), tantôt ils affichaient un air sombre, saturnien, et portaient de petites barbes noires en pointe. Pour le moment, l’aldermanique était in. Biseauté se gonfla de modestie.
« Assez important, répondit-il. On fait de son mieux pour servir ses semblables. Oui. Assez important, je dirais.
— J’veux être mage », dit Esk.
Les simples mages derrière Biseauté la fixèrent comme s’ils découvraient une nouvelle et intéressante variété de scarabée. La figure de l’archichancelier s’empourpra et les yeux lui sortirent de la tête. Il toisa Esk et parut retenir son souffle. Puis il se mit à rire. D’un rire qui démarra quelque part dans la région de sa vaste panse et se tailla un chemin vers la sortie du haut, rebondissant en écho de côte en côte et provoquant plusieurs secousses sismagiques dans sa poitrine, pour enfin jaillir en une série de grognements étranglés. C’était un spectacle plutôt fascinant, ce rire. Il avait de la personnalité.
Mais Biseauté l’arrêta en voyant les yeux d’Esk braqués sur lui. Le regard décidé de la fillette eut le même effet sur son rire qu’un seau de lait de chaux lancé à pleine vitesse sur un comique de music-hall.
« Mage ? fit-il. Toi, tu veux être mage ?
— Oui, dit Esk qui repoussa un Simon hébété dans les bras réticents de Traitel. J’suis le huitième fils d’un huitième fils. J’veux dire fille. »
Les mages autour d’elle se regardaient les uns les autres et chuchotaient. Esk s’efforça de les ignorer.
« Qu’est-ce qu’elle a dit ?
— Elle parle sérieusement ?
— Les enfants sont si mignons à cet âge-là, je trouve, non ?
— Tu es le huitième fils d’une huitième fille ? fit Biseauté. Vraiment ?
— Le contraire, enfin… pas exactement », dit Esk avec défi. Biseauté se tamponna les yeux avec un mouchoir.
« Tout à fait passionnant, dit-il. Je ne crois pas avoir jamais entendu pareille chose. Hein ? »
Il parcourut du regard les badauds de plus en plus nombreux. Ceux du fond n’arrivaient pas à voir Esk et tendaient le cou pour vérifier s’il ne se produisait pas un tour de magie pittoresque. Biseauté était embarrassé.
« Bon, bien, fit-il. Tu veux être mage ?
— J’arrête pas de le dire à tout l’monde, mais personne écoute, répliqua Esk.
— Quel âge as-tu, fillette ?
— Presque neuf ans.
— Et tu veux être mage quand tu seras grande.
— Je veux être mage maintenant, dit Esk d’un ton ferme. J’suis à la bonne adresse pour ça, non ? »
Biseauté regarda Traitel et cligna de l’œil. « J’vous ai vu, fit Esk.
— Je ne pense pas qu’il y ait jamais eu de mage femme, dit Biseauté. Je pense même que ce doit être contraire à la tradition. Tu ne préférerais pas être sorcière, plutôt ? À ce que j’ai compris, c’est une bonne carrière pour les filles. »
Un mage de rang inférieur, derrière lui, se mit à rire. Esk lui jeta un regard.
« Sorcière, c’est pas mal, concéda-t-elle. Mais j’crois que mage, c’est plus marrant. Qu’esse vous en pensez ?
— Je pense que tu es une petite fille singulière, dit Biseauté.
— Ça veut dire quoi ?
— Ça veut dire qu’il n’y en a pas deux comme toi, répondit Traitel.
— C’est vrai, dit Esk, et j’veux quand même être mage. »
Les mots manquaient à Biseauté. « Eh bien, tu ne peux pas, dit-il. Quelle idée ! »
Il se redressa de toute sa largeur et pivota pour partir. Quelque chose tira sur sa robe.
« Pourquoi donc ? » demanda une voix.
Il se retourna. « Parce que, dit-il lentement, posément, parce que… c’est une idée parfaitement ridicule, voilà pourquoi. Et c’est absolument contraire à la tradition !
— Mais j’sais faire de la magie de mage ! » s’exclama Esk, un soupçon de tremblement dans la voix.
Biseauté se pencha pour mettre son visage au niveau de celui de la fillette. « Non, tu ne sais pas, siffla-t-il. Parce que tu n’es pas mage. Les femmes ne sont pas mages, est-ce que je me fais bien comprendre ?
— Regardez », dit Esk.
Elle tendit la main droite, les doigts raides, et visa le long du bras jusqu’à ce qu’elle repère la statue de Malik le Sage, le fondateur de l’Université. Instinctivement, les mages placés sur la trajectoire s’écartèrent avant de se sentir bêtes.
« J’rigole pas, dit-elle.
— Allez, file, petite, dit Biseauté.
— Très bien », dit Esk. Elle loucha fixement sur la statue et se concentra…
Les grandes portes de l’Université de l’Invisible sont fondues dans l’octefer, un métal si instable qu’il ne peut exister que dans un univers saturé de magie brute. Elles résistent à tout en dehors de la magie : aucun feu, aucun bélier, aucune armée ne peut les forcer.
Voilà pourquoi la plupart des visiteurs de l’Université empruntent la porte de service, faite, elle, de bois parfaitement normal, qui ne s’amuse pas à terroriser le monde, même quand elle reste sérieuse. Elle avait un vrai heurtoir et tout.
Mémé examina soigneusement les montants de porte et poussa un grognement de satisfaction quand elle tomba sur ce qu’elle cherchait. Elle n’avait pas douté de le trouver là, habilement caché dans le grain naturel du bois.
Elle empoigna le heurtoir en forme de tête de dragon et cogna vivement, trois fois. Au bout d’un moment le battant s’ouvrit sur une jeune femme, la bouche pleine de pinces à linge.
« Ech hou houhé ? » s’enquit-elle.
Mémé s’inclina, donnant ainsi à la fille l’opportunité de reconnaître le chapeau noir pointu piqué d’épingles en ailes de chauves-souris. L’effet fut impressionnant : la fille rougit et, après un rapide coup d’œil dans la ruelle tranquille, fit rapidement signe à Mémé d’entrer.
Une grande cour moussue s’étendait de l’autre côté du mur, entrecroisée de cordes à linge. Mémé eut l’occasion de devenir l’une des rares femmes à découvrir ce que les mages portent réellement sous leurs robes, mais elle détourna pudiquement les yeux et suivit la fille sur les dalles avant de descendre une large volée de marches.