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Elle se saisit de la tasse de madame Panaris et avait déjà commencé à en scruter le contenu lorsqu’elle surprit l’expression déçue qui plana sur le visage de l’intendante comme une ombre sur un champ de neige. Puis elle se souvint de ce qu’elle faisait, tourna alors la tasse trois fois de droite à gauche, exécuta de vagues passes au-dessus et marmonna un charme qu’elle utilisait d’ordinaire pour soigner la mammite des vieilles chèvres, mais faute de mieux… (Un pis-à-lait, se dit-elle.) Cette démonstration évidente de talent magique eut l’air de combler madame Panaris de bonheur.

Mémé n’était normalement pas très bonne aux feuilles de thé, mais elle loucha sur le fouillis encroûté de sucre au fond de la tasse et laissa errer sa tête. Ce qu’il lui fallait maintenant, c’était dénicher un rat ou même un cancrelat à proximité d’Esk et lui Emprunter son esprit.

Ce que découvrit en réalité Mémé, c’est que l’Université avait elle aussi son esprit.

* * *

La pierre pense, tout le monde sait ça, car l’électronique est fondée sur ce principe, mais dans certains univers des hommes ont passé des lustres à chercher d’autres intelligences dans le ciel sans regarder une seule fois sous leurs pieds. C’est parce qu’ils ont une notion du temps complètement erronée. D’un point de vue minéral, l’univers est à peine créé, les chaînes de montagnes font des bonds de jeux d’orgue pendant que les continents avancent et reculent avec entrain, se rentrent dedans pour la simple joie de la vitesse et s’arrachent des bouts de rochers. Il va falloir un certain temps avant que la pierre ne remarque les petites maladies de peau qui la défigurent et commence à se gratter, ce qui est aussi bien.

La roche dont était bâtie l’Université de l’Invisible, cependant, absorbait de la magie depuis plusieurs milliers d’années et il fallait bien que toute cette puissance perdue aille quelque part.

L’Université s’était en fait créé une personnalité.

Mémé la sentait comme un gros animal plutôt amical, qui ne demandait qu’à se renverser sur le toit pour qu’on lui gratte le plancher. Mais elle ne prêtait aucune attention à la vieille femme. Elle observait Esk.

Mémé retrouva la fillette en suivant les fils de l’attention de l’Université et assista, fascinée, aux scènes de la Grande Salle…

«… là-dedans ? »

La voix venait de loin, très loin.

« Mmph ?

— J’ai dit : qu’est-ce que vous voyez là-dedans ? répéta madame Panaris.

— Hein ?

— J’ai dit : qu’est-ce…

— Oh. » Mémé rembobina son esprit, un peu embrouillée. L’ennui, quand on Empruntait un autre esprit, c’était qu’on avait toujours une impression de dépaysement au moment de réintégrer son propre corps, et Mémé était la première personne à avoir jamais lu les pensées d’une bâtisse. Maintenant elle se sentait immense, graveleuse et percée de conduits.

« Vous allez bien ? »

Mémé fit oui de la tête et ouvrit ses fenêtres. Elle étira ses ailes est et ouest et s’efforça de se concentrer sur la toute petite tasse qu’elle tenait entre ses piliers.

Heureusement, madame Panaris mit sa mine plâtreuse et son silence pétrifié sur le compte des puissances occultes au travail, tandis que Mémé s’apercevait que son bref contact avec la vaste mémoire siliceuse de l’Université lui avait plutôt stimulé l’imagination.

D’une voix de corridor exposé aux courants d’air qui impressionna l’intendante, elle bâtit un avenir plein de jeunes hommes ardents en lutte pour les amples faveurs de madame Panaris. Elle parla aussi très vite : après ce qu’elle avait vu dans la Grande Salle, il lui tardait de retourner à l’entrée principale.

« Y a autre chose, ajouta-t-elle.

— Houi ? Houi ?

— Je vous vois engager une nouvelle servante – vous engagez bien vos servantes ici, non ? D’accord – et cette nouvelle servante est une petite fille, très économe, excellente travailleuse, sait tout faire.

— Et halors ? fit madame Panaris, que la curiosité grisait et qui savourait déjà les descriptions graphiques étonnantes de Mémé sur son avenir.

— Les esprits sont pas bien clairs là-dessus, dit Mémé. Mais c’est de la plus haute importance de l’embaucher.

— Aucun problème, fit madame Panaris, on n’aharrive pas à garder du personnel, savez-vous, jamais longtemps. À cause de la magie. Il y a des fuites qui nous tombent dessus, savez-vous. Surtout de la bibliothèque, là hoù ils gardent tous les livres magiques. Deux filles des étages supérieurs m’ont rendu leur tablier hier, pour vous dire, elles en havaient assez de se coucher le soir sans savoir sous quelle forme elles allaient se réveiller le lendemain. Les grands mages leur rendent leur haspect d’origine, savez-vous. Mais ce n’est pas pahareil.

— Oui, ben, les esprits disent que cette jeune demoiselle vous causera aucun ennui de ce côté-là, fit Mémé d’un air mécontent.

— Si elle sait bahalayer et frotter, elle sera la bienvenue, jheu puis vous l’hassurer, dit madame Panaris, intriguée.

— Même qu’elle apporte son propre balai. D’après les esprits, j’entends.

— Queû c’est haimable de sa part. Quand va-t-elle arriver, cette jeune dehemoiselle ?

— Oh, bientôt, bientôt… C’est ce que disent les esprits. »

Un léger soupçon ombra le visage de l’intendante. « Ce n’est pas le genre de choses que disent normalement les hesprits. Où est-ce qu’ils disent ça, hexactement ?

— Ici, fit Mémé. Regardez, le petit tas de feuilles de thé entre le sucre et cette fêlure, là. J’ai raison, non ? »

Leurs yeux se croisèrent. Madame Panaris avait peut-être ses faiblesses mais aussi assez de poigne pour régner sur le monde inférieur de l’Université. Toutefois, Mémé était capable de résister au regard d’un serpent ; au bout de quelques secondes, les yeux de l’intendante se mirent à pleurer.

« Oui, jheu pense que vous havez raison, reconnut-elle humblement, et elle pécha un mouchoir dans les replis de sa poitrine.

— Bon, d’accord, fit Mémé qui se redressa et reposa la tasse dans sa soucoupe.

— Chez nous les hoccasions ne manquent pas pour une jeune femme qui ne craint pas de travailler dur, dit madame Panaris. Môa-même, j’ai commencé comme sehervante, savez-vous.

— On en est toutes là, fit vaguement Mémé. Maintenant, faut que j’y aille. » Elle se leva et tendit la main vers son chapeau.

« Mais…

— Faut que je m’dépêche. Rendez-vous urgent, lança Mémé par-dessus son épaule tandis qu’elle dévalait l’escalier.

— Il y a un bahaluchon de vieux vêtements…»

Mémé marqua une pause ; ses instincts cherchaient à prendre le dessus.

« Du velours noir ?

— Oui, et un peu de soie. »

Mémé n’était pas sûre d’aimer la soie, elle avait entendu dire que ça sortait du derrière d’une chenille, mais le velours noir exerçait un fort pouvoir d’attraction. La loyauté l’emporta.

« Mettez-le de côté, je repasserai peut-être », cria-t-elle, et elle fonça dans le couloir.

Cuisinières et marmitonnes se précipitèrent à couvert lorsque la vieille femme dévora les dalles graisseuses, bondit dans l’escalier, déboucha dans la cour et jaillit dans la ruelle par une glissade, le châle volant dans son sillage, au milieu d’une gerbe d’étincelles que ses semelles soulevèrent sur les pavés. Une fois dehors, elle releva ses jupes, passa la vitesse surmultipliée et vira au coin de la grand-place dans le crissement d’un dérapage contrôlé sur deux chaussures qui laissa une longue éraflure blanche sur les cailloux.