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Elle arrivait juste à temps pour voir une Esk en larmes sortir de l’Université en courant.

* * *

« La magie, elle a pas marché ! J’la sentais qu’était là, mais elle voulait pas venir !

— Peut-être que t’essayais trop fort, dit Mémé. La magie, c’est comme la pêche. C’est pas en sautant et en éclaboussant partout qu’on prend du poisson, faut attendre tranquillement, le laisser venir tout seul.

— Et puis tout le monde s’est moqué de moi ! Y en a même un qui m’a donné un bonbon !

— T’as pas perdu ta journée, alors, dit Mémé.

— Mémé ! fit Esk, d’un ton accusateur.

— À quoi tu t’attendais donc ? Au moins, ils se sont contentés de rire. Le rire, ça fait pas mal. T’as abordé le chef des mages, tu t’es pavanée devant tout le monde et on s’est seulement moqué de toi ? Tu t’en sors bien, je trouve. T’as mangé le bonbon ? »

Esk se renfrogna. « Oui.

— C’était quoi, comme bonbon ?

— Un caramel.

— J’supporte pas les caramels.

— Huh, fit Esk, tu veux p’t-être que la prochaine fois j’en ramène un à la menthe ?

— Te fiche pas de moi, ma p’tite demoiselle. J’ai rien contre les bonbons à la menthe. Passe-moi cette jatte. »

Autre avantage de la ville qu’avait découvert Mémé : la verrerie. Certaines de ses potions les plus compliquées requéraient un appareillage qu’il fallait soit acheter aux nains à des prix prohibitifs, soit commander au plus proche souffleur de verre, auquel cas les fournitures arrivaient enveloppées dans de la paille et, généralement, en miettes. Elle avait essayé de souffler toute seule et l’effort l’avait fait tousser, ce qui avait donné des résultats plutôt rigolos. Mais la profession florissante des alchimistes urbains permettait de remplir des magasins entiers d’articles de verre mis à la vente, et une sorcière parvenait toujours à soutirer des rabais.

Elle suivit attentivement des yeux une vapeur jaune qui déferla le long d’un labyrinthe tortueux de tubulures pour finalement se condenser en une grosse goutte gluante. Elle la récupéra sans bavures au bout d’une cuiller de verre et la versa avec grand soin dans une toute petite fiole.

Esk l’observait à travers ses larmes.

« C’est quoi ? demanda-t-elle.

— Du çatregardepas, répondit Mémé qui scella à la cire le bouchon de la fiole.

— Un remède ?

— Y a de ça. » Mémé attira son nécessaire d’écriture et choisit une plume. Un bout de langue pointant à la commissure des lèvres, elle remplit méticuleusement une étiquette, avec force pauses et grattages de tête pour trouver la bonne orthographe.

« C’est pour qui ?

— Madame Herapathe, la femme du souffleur de verre. »

Esk se moucha le nez. « Çui qui souffle pas beaucoup, c’est ça ? »

Mémé la regarda par-dessus son pupitre. « Comment ça ?

— Quand elle t’a causé, hier, elle l’a appelé le père Un-Coup-la-Quinzaine.

— Mmph », fit Mémé. Elle termina consciencieusement sa phrase : Dylué dans une painte d’o, vairsé une goûte dans son té, maité des vaitments fassyl a anlevé et puy fairmé la porte pour pas aytre dérangés.

Un de ces jours, se dit-elle, faudra que je discute de ça avec elle.

La gamine paraissait curieusement stupide. Elle avait déjà souvent assisté à des naissances et emmené les chèvres au bouc de la vieille Nounou Annapelle sans pour autant en tirer les conclusions qui s’imposaient. Mémé hésitait sur ce qu’elle devait faire à ce sujet, et le moment ne paraissait jamais approprié pour l’aborder. Elle se demandait si, tout au fond de son cœur, elle ne se sentait pas gênée ; elle se faisait l’effet d’un maréchal-ferrant qui sait ferrer les chevaux, les guérir, les élever et juger de leurs qualités, mais n’a qu’une vague idée sur la façon de les monter.

Elle colla l’étiquette sur la fiole qu’elle enveloppa soigneusement dans du papier ordinaire. Et voilà.

« Y a un autre moyen pour entrer à l’Université, dit-elle en regardant du coin de l’œil la fillette qui broyait avec mauvaise humeur des herbes dans un mortier. Un moyen de sorcière. »

Esk leva la tête. Mémé s’autorisa un mince sourire et s’attela à une autre étiquette ; le travail d’écriture des étiquettes, c’était toujours le plus dur en magie, en ce qui la concernait.

« Mais j’pense pas que ça t’intéressera, poursuivit-elle. C’est pas très glorieux.

— J’les ai fait rigoler, marmonna Esk.

— Oui. Tu l’as déjà dit. Alors ça te donne pas envie d’essayer encore une fois. Je comprends parfaitement. »

Un silence s’ensuivit, seulement brisé par les grattements de plume de Mémé. Esk finit par dire : « Ton moyen, là…

— Mmph ?

— Il me ferait entrer dans l’Université ?

— Ben tiens, fit Mémé avec hauteur. J’ai dit que je trouverais un moyen, non ? Un très bon moyen, en plus. T’aurais pas à te soucier des leçons, tu pourrais circuler partout, personne te remarquerait – tu serais invisible, en fin de compte –, tu saurais tout ce qui se passe et, comment dire ? tu ramasserais les miettes, voilà. Mais évidemment, maintenant qu’on s’est moqué de toi, ça va pas t’intéresser. Pas vrai ? »

* * *

« Vous prendrez bien une hautre tasse de thé, madame Ciredutemps ? proposa madame Panaris.

— Maîtresse, fit Mémé.

— Jheu vous demande pardon ?

— C’est : maîtresse Ciredutemps, répéta Mémé. Trois sucres, s’il vous plaît. »

Madame Panaris lui avança le sucrier. Elle prenait plaisir aux visites de Mémé, mais ça lui coûtait cher en sucre. Les morceaux ne faisaient pas long feu dans les parages de la sorcière.

« Très mauvais pour la silhouette, remarqua l’intendante. Et aussi pour les dents, jheu l’ai hentendu dire.

— Ma silhouette, n’en parlons pas, j’en ai jamais eu, et mes dents se portent très bien toutes seules », dit Mémé. Ce n’était hélas que trop vrai. Mémé souffrait de dents résolument saines, gros désavantage de son point de vue pour une sorcière. Elle enviait vraiment Nounou Annapelle, la sorcière de l’autre côté de la montagne, qui avait trouvé moyen de perdre toutes ses dents dès l’âge de vingt ans et faisait une vieille parfaitement crédible. Ça obligeait à manger beaucoup de soupe mais on y gagnait aussi beaucoup de respect. Et puis il y avait les verrues. Sans aucun effort, Nounou était parvenue à donner à sa figure l’allure d’une chaussette remplie de billes, tandis que Mémé avait consulté les meilleurs spécialistes sans même obtenir le poireau de rigueur sur le nez. Certaines sorcières cumulaient toutes les chances.

« Mmph ? fit-elle, consciente de la voix flûtée de madame Panaris.

— Jheu dis, répéta l’intendante, que la jeune Eskarina est une vraie perle. Une peûtite merveille ! Elle ne laisse pas une tache par terre, pas hune. Aucun travail ne la rebute. Jheu lui ai dit hier, oui, jheu lui hai dit : ton balai, c’est comme s’il était vivant ; et savez-vous ce qu’elle m’a répondu ?

— J’ose même pas deviner, fit Mémé d’une voix faible.

— Elle a dit que la poussière en havait peur ! Vous vous rendez compte ?

— Oui », fit Mémé.

Madame Panaris poussa la tasse dans sa direction et lui adressa un sourire embarrassé.

Mémé soupira intérieurement et plongea les yeux dans les profondeurs plutôt troubles de l’avenir. Elle commençait vraiment à manquer d’imagination.