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— Alors ?

— C’est que… on n’a encore jamais fait ça, mais du diable si jheu sais pourquoi.

— Alors ? » répéta Esk.

* * *

« Oook ? » fit le bibliothécaire en chef qui prit ses distances avec Esk. Mais elle avait entendu parler de lui et ne venait pas sans biscuits. Elle lui offrit une banane.

L’orang-outan avança prudemment une main et s’empara prestement du fruit avec un grand sourire de satisfaction.

Il existe peut-être des univers où la fonction de bibliothécaire passe pour paisible, où les risques se limitent à la chute de forts volumes sur la tête, mais tenir une bibliothèque magique n’est pas un boulot pour étourdis. Les sortilèges sont puissants, et les coucher sur le papier pour les comprimer entre des couvertures ne les affaiblit en rien. Il se produit des fuites. Les livres ont tendance à réagir les uns vis-à-vis des autres, libérant une magie vagabonde dotée d’une personnalité. Les ouvrages de magie sont d’ordinaire enchaînés à leurs étagères, mais ce n’est pas pour empêcher qu’on les vole…

Un accident de ce genre avait transformé le bibliothécaire en singe, après quoi il s’était opposé à toute tentative de lui redonner son aspect initial, expliquant par signes que la vie de l’orang-outan était de loin supérieure à celle de l’humain car toutes les grandes questions philosophiques revenaient à se demander de quel côté viendrait la prochaine banane. Et puis, de longs bras et des pieds préhensiles, c’était l’idéal pour atteindre les rayonnages du haut.

Esk lui donna tout le régime et détala parmi les livres sans lui laisser le temps d’objecter.

Elle n’avait jamais vu plus d’un livre à la fois, aussi, pour ce qu’elle en savait, la bibliothèque ressemblait-elle à toutes les autres. Évidemment, c’était un peu bizarre, ce plancher qui avait l’air de devenir le mur au loin, et ces étagères qui jouaient des tours à la vision et donnaient l’impression de vriller à travers plus de dimensions que les trois habituelles ; c’était d’ailleurs surprenant de lever la tête et de voir des rayonnages au plafond, entre lesquels circulaient çà et là des étudiants à l’air dégagé.

La vérité, c’est que la présence de tant de magie déformait l’espace ambiant. Le coton de l’univers, à moins que ce ne soit le pilou, mis à la torture, prenait au fond des rayons des formes particulières. Les millions de mots enfermés, incapables de s’échapper, faussaient la réalité environnante.

Il paraissait logique à Esk que parmi tous ces ouvrages il dût en exister un qui expliquait comment lire tous les autres. Elle ne savait pas trop où le trouver, mais en son for intérieur elle se disait qu’il montrerait sûrement des lapins folâtres et des chatons espiègles sur la couverture.

Le silence ne régnait certes pas dans la bibliothèque. De temps en temps fusait et grésillait une décharge de magie, et une étincelle octarine fulgurait d’une étagère à l’autre. Les chaînes cliquetaient faiblement. Sans oublier, évidemment, le léger froissement de milliers de pages dans leurs prisons reliées cuir.

Esk s’assura que personne ne lui prêtait attention et tira le volume le plus proche. Il s’ouvrit d’un coup entre ses mains, et elle constata avec tristesse qu’il contenait le même genre de diagrammes antipathiques déjà remarqués dans le livre de Simon. L’écriture était complètement inconnue, et elle en était bien contente : ce devait être horrible de savoir à quoi rimaient toutes ces lettres, visiblement formées de créatures affreuses qui se livraient entre elles à des relations compliquées. Elle força pour refermer l’ouvrage, comme si les mots résistaient de l’autre côté. Il y avait le dessin d’une créature sur la couverture ; elle avait tout l’air d’une des choses du désert glacé. Certainement pas d’un chaton espiègle.

« Sssalut ! Es… Esssk, hein ? Co… coco… commment t’as fait ? D’où tu sssors ? »

C’était Simon, debout, un livre sous chaque bras. Esk rougit. « Mémé veut pas le dire, fit-elle. J’crois que ç’a rapport avec les hommes et les femmes. »

Simon la regarda, interdit. Puis il sourit. Esk se repassa mentalement la question.

« Je travaille. Je balaye. » Elle brandit le bourdon en manière d’explication.

« Ici ? »

Esk le fixa d’un œil vide. Elle se sentait seule, perdue et plus que trahie. Tout le monde s’occupait de vivre sa vie, sauf elle. Elle passerait le restant de ses jours à faire le nettoyage derrière les mages. Ce n’était pas juste et elle en avait assez.

« En fait, c’est pas vrai. En fait, j’apprends à lire pour être mage. »

Le jeune garçon la considéra quelques secondes à travers ses larmes. Puis il lui retira doucement le livre des mains et lut le titre.

« Démonylogie Malyfycorum hà l’Ysage des Ynsatysfaits. Qu’est-ce qui t’a fait croire que t’aaa… tata… t’arriverais à lire ça ?

— Euh… fit Esk, ben, suffit d’essayer jusqu’à ce que ça marche, non ? C’est comme traire les chèvres, ou tricoter, ou…» Sa voix s’éteignit.

« Ça, je ne ccc… connais pas. Ces livres, là, sont des fois, disons, aaa… agressifs. Si tu ne fais ppp… pas attention, ce sont eux qui te lisent, ttt… toi.

— Comment ça ?

— On rrr… raaa… rara…

— … raconte… compléta Esk automatiquement.

— … qu’il y avait une fois un mmm… un mmm…

— … un mage…

— … qui s’était mmm… s’était mmm…

— … s’était mis…

— … à lire le Nécrotélécomnicon et avait laissé aller sss… son esprit. Le lendemmm… le lendemmm…

— … le lendemain…

— …on avait trouvé tous ses vêtemmm… ses habits sur une chaise, son chchch… chapeau par-dessus, et le lll… livre avait…»

Esk s’enfonça les doigts dans les oreilles, mais pas trop au cas où elle raterait quelque chose.

« J’veux pas entendre si c’est une horreur.

— … avait bbb… beaucoup plus de pages. »

Esk se retira les doigts des oreilles. « Y avait quelque chose sur les pages ? »

Simon opina gravement du chef. « Oui. Sur ttt… toutes, il y avait…

— Non, fit Esk. J’veux même pas l’imaginer. Je croyais que lire, c’était plus tranquille que ça. J’veux dire, Mémé lisait son Almanack tous les jours et il lui est jamais rien arrivé.

— Je dois ddd… dire que les mmm… les mmm…

— … les mots…

— …ordinaires, aaa… apprivoisés, ne sont pas ddd… dangereux, concéda Simon, magnanime.

— T’en es bien sûr ? demanda Esk.

— C’est juste que les mmm… les mmmots ont parfois un pouvoir, dit Simon en emboîtant fermement dans son rayon le livre qui agita sa chaîne dans sa direction. Et l’on ddd… dit que la plu… la pluplu…

— … la plupart…

— Non, la plu… la pluplu…

— … la plume…

— … est plus puissante que l’ééé…

— … que l’épée, conclut Esk. D’accord, mais avec laquelle tu préférerais qu’on te pique ?

— Euh… Ççç… ça ne servira pas à grand-chose si jeee te dis que tu ne ddd… devrais pas te trrr… troutrou… trouver ici, ppp… pas vrai ? » fit le jeune mage.

Esk réfléchit soigneusement à la question. « Non, dit-elle, j’crois pas que ça servira à grand-chose.

— Je pourrais faire venir les appp… appariteurs pour qu’ils t’exppp… t’expulsent.

— Oui, mais tu l’feras pas.

— C’est que je ne vvv… veux pas qu’il t’arrive du mmm… du mmm…