— … du mal…
— … tu comprends. C’est vvv… vrai. Ça ppp… peut être ddd… dange…»
Esk surprit un léger remous au-dessus de la tête de l’étudiant. L’espace d’un instant elle les vit, les grandes formes grises du désert froid. Elles observaient. Et dans le calme de la bibliothèque, alors que le poids de la magie élimait le tissu de l’Univers jusqu’à la corde, elles avaient décidé d’agir.
Autour d’elle, le froissement assourdi des livres s’enfla comme si on les feuilletait à toute vitesse. Certains des ouvrages les plus puissants parvinrent à s’arracher de leur étagère pour se balancer au bout de leurs chaînes et battre frénétiquement de leurs couvertures. Un énorme grimoire plongea de son aire sur le rayon le plus élevé – il se libéra brutalement de sa chaîne du même coup – et s’éloigna d’un vol lourd comme un poulet effrayé, en éparpillant ses pages derrière lui.
Un vent de magie souffla le fichu d’Esk dont les cheveux flottèrent dans son dos. Elle vit Simon tenter de reprendre son équilibre contre un rayon tandis que les livres explosaient autour de lui. L’air était épais, il avait goût de fer-blanc. Il bourdonnait.
« Elles essayent d’entrer ! » s’écria la fillette.
Le visage torturé de Simon se tourna vers elle. Un incunable fou de peur le heurta violemment dans le creux des reins et le fit tomber vers le plancher qui se soulevait, avant de rebondir très haut par-dessus les rayonnages. Esk se baissa subitement pour laisser passer un vol de thésaurus qui tournaient en rond en traînant leur étagère et courut rejoindre le jeune garçon à quatre pattes.
« C’est ça qui fait si peur aux livres ! lui hurla-t-elle dans l’oreille. Tu les vois donc pas, là-haut ? »
Simon fit muettement non de la tête. Un livre rompit sa reliure au-dessus d’eux et les arrosa de ses pages.
L’horreur peut se faufiler dans l’esprit par la voie des sens. Il y a le petit rire éloquent entendu dans la pièce sombre fermée à clé, la vue d’une moitié de chenille dans la fourchettée de salade, la drôle d’odeur qui monte de la chambre à coucher du locataire, le goût de limace dans le chou-fleur au gratin. Le toucher, normalement, reste en dehors du coup.
Mais quelque chose arrivait au plancher sous les mains d’Esk. Elle baissa les yeux, un rictus d’horreur aux lèvres, parce que les lattes poussiéreuses étaient soudain rugueuses. Et sèches. Et très, très froides.
Du sable fin et argenté lui coula entre les doigts.
Elle saisit le bourdon et, un bras devant les yeux pour les protéger du vent, l’agita en direction des silhouettes démesurées au-dessus d’elle. Il eut été plaisant d’écrire qu’un jet fulgurant de feu, comme une tornade blanche, dégraissa l’atmosphère, du sol au plafond. Mais la tornade oublia de se matérialiser…
Le bourdon se tortilla dans la main d’Esk à la façon d’un serpent et asséna un coup à Simon, sur le côté de la tête.
Les Choses grises tremblotèrent et disparurent.
La réalité ordinaire revint et voulut faire croire qu’elle n’était jamais partie. Le silence tomba comme du velours épais, par vagues successives. Un silence pesant, qui se répétait en écho. Quelques livres tombèrent lourdement de nulle part, penauds.
Le sol sous les pieds d’Esk était indubitablement de bois. Elle le frappa énergiquement du talon pour confirmation.
Il y avait du sang par terre, et Simon gisait au beau milieu, inerte. Esk le considéra, regarda en l’air où tout était calme, puis se tourna vers le bourdon. Il paraissait content de lui.
Elle eut conscience de voix et de pas précipités au loin.
Une main comme un fin gant de cuir se glissa gentiment dans la sienne et quelqu’un derrière elle lui souffla « oook ». Elle pivota et se retrouva nez à nez avec la figure douce de chambre à air du bibliothécaire. Il se mit un doigt sur les lèvres en un geste éloquent et la tira sans brutalité.
« Je l’ai tué ! » murmura-t-elle.
Le bibliothécaire fit non de la tête et tira avec insistance.
« Oook, expliqua-t-il. Oook. »
Il entraîna la fillette réticente dans une allée latérale du dédale des anciens rayonnages quelques secondes avant qu’un groupe de mages de haut niveau, attirés par le bruit, ne passe la porte.
« Les livres se sont encore battus…
— Oh, non ! Ça va nous prendre une éternité pour récupérer tous les sortilèges, quand ils s’échappent ils cherchent des coins où se cacher, vous savez…
— Qui c’est, là, par terre ? »
Il y eut une pause.
« Il est assommé. Il a reçu une étagère, on dirait.
— Qui c’est ?
— C’est le nouveau. Vous savez, celui qui a de l’intelligence plein la tête, à ce qu’on dit.
— Si l’étagère avait un peu mieux visé, on aurait pu vérifier si c’est vrai.
— Vous deux, emmenez-le à l’infirmerie. Les autres, vaudrait mieux que vous rassembliez ces livres. Où il est, ce fichu bibliothécaire ? Il n’aurait pas dû laisser se former une Masse Critique. »
Esk jeta un coup d’œil en coin à l’orang-outan qui lui répondit par un frétillement des sourcils. D’un rayon voisin, il sortit un volume poussiéreux de sortilèges horticoles et ramena du renfoncement à l’arrière une banane brune et moelleuse qu’il mangea avec la délectation sereine de celui qui estime les problèmes, quels qu’ils soient, du ressort de l’espèce humaine.
Elle regarda de l’autre côté le bourdon qu’elle tenait à la main, et ses lèvres se pincèrent. Elle savait qu’elle n’avait pas relâché sa prise. Le bourdon avait bel et bien allongé un coup à Simon, l’idée de meurtre au cœur du bois.
Le jeune garçon gisait sur un lit dur dans une pièce étroite, une serviette froide pliée en travers du front. Traitel et Biseauté l’observaient avec attention.
« Ça fait combien de temps ? » demanda Biseauté.
Traitel haussa les épaules. « Trois jours.
— Et il n’est pas revenu à lui une seule fois ?
— Non. »
Biseauté s’assit lourdement sur le bord du lit et se pinça l’arête du nez d’une main lasse. Simon n’avait jamais paru particulièrement bien portant, mais maintenant il avait le visage horriblement creusé.
« Un esprit brillant, ce gars-là, dit-il. Son explication des principes fondamentaux de la magie et de la matière… tout à fait étonnante. »
Traitel approuva du chef.
« Cette façon qu’il a d’assimiler la connaissance… fit Biseauté. J’ai travaillé toute ma vie comme mage et je n’avais jamais vraiment compris la magie jusqu’à ce qu’il l’explique. C’était si clair. Si… oui, évident.
— Tout le monde le dit, renchérit Traitel, maussade. Ils disent que c’est comme se faire enlever un bandeau et voir la lumière du jour pour la première fois.
— C’est exactement ça, reconnut Biseauté. C’est de la graine de sourcelier, pas de doute. Vous avez eu raison de nous l’amener. »
Il y eut une pause de réflexion.
« Seulement… fit Traitel.
— Seulement quoi ? demanda Biseauté.
— Seulement, vous en avez compris quoi, vous ? répliqua Traitel. Ça me turlupine. Je veux dire : est-ce que vous pouvez l’expliquer ?
— Comment ça : expliquer ? » Biseauté avait l’air inquiet.
« Ce qu’il raconte, fit Traitel, une ombre de désespoir dans la voix. Oh, il connaît son affaire, je sais. Mais c’est quoi, exactement ? »
Biseauté le regarda, bouche bée. Enfin, il répondit : « Oh, c’est simple. La magie remplit l’univers, vous voyez, et chaque fois que l’univers change… non, je veux dire, chaque fois que la magie est invoquée, l’univers change, mais dans toutes les directions d’un coup, voyez-vous, et…» Il agita des mains hésitantes, en quête d’une étincelle de compréhension sur le visage de Traitel. « Autrement dit, tout morceau de matière, par exemple une orange, le monde ou… ou…