Je me demande si cette Chose le sait.
La serre la saisit en l’air et la face de lapin s’ouvrit à la façon d’une peau de banane. Il n’y avait pas de bouche, rien qu’un trou noir, comme si la Chose n’était qu’une ouverture sur une dimension encore pire où, en comparaison, le sable gelé et le clair de lune sans lune passeraient pour un week-end balnéaire charmant.
Esk tenait la pyramide du Disque et frappait de sa main libre la serre qui la ceinturait. Sans résultat. L’obscurité s’étendait au-dessus d’elle, comme une porte vers l’oubli total.
Elle donna un coup de pied, le plus fort qu’elle put.
Ce qui, vu les circonstances, n’était pas très fort. Mais là où frappa son pied se produisit une explosion d’étincelles blanches qui fit plop – elle aurait fait un bang beaucoup plus convaincant si l’air raréfié n’avait pas absorbé le bruit.
La Chose poussa un cri strident comme une tronçonneuse qui rencontrerait, au cœur d’un arbrisseau sans défiance, un clou caché, oublié depuis longtemps. Ses congénères alentour émirent un bruissement compatissant.
Esk donna un second coup de pied, la Chose brailla et la laissa tomber sur le sable. Elle eut assez de présence d’esprit pour rouler, le petit monde serré contre elle pour le protéger, parce que même dans un rêve une cheville brisée peut être douloureuse.
La Chose tituba, hésitante, au-dessus d’elle. Les yeux d’Esk s’étrécirent. Elle posa le monde avec beaucoup de précaution, frappa la Chose de toutes ses forces là où devaient se trouver ses tibias, si tibias il y avait sous cette cape, et reprit le monde dans un même mouvement parfaitement enchaîné.
La créature hurla, se plia en deux, puis bascula lentement, comme un sac rempli de cintres. Lorsqu’elle toucha terre, elle s’affaissa en une masse de membres disloqués ; la tête roula au loin, oscilla un instant et ne bougea plus.
C’est tout ? songea Esk. Ils savent à peine marcher, alors ! Quand on leur tape dessus, ils s’écroulent ?
Les Choses les plus proches pépièrent et cherchèrent à reculer tandis que la fillette marchait sur elles d’un pas décidé, mais comme leurs corps paraissaient plus ou moins tenir parce qu’elles prenaient leurs désirs pour des réalités, le résultat ne fut guère probant. Esk en frappa une pourvue d’une petite famille de calmars en guise de figure, et la créature s’affaissa en un tas convulsé d’os, de morceaux de fourrure et de tronçons dépareillés de tentacules ; on aurait dit un repas grec. Une autre, un peu plus heureuse, commençait à se traîner maladroitement à l’écart, mais Esk lui balança un coup sur un de ses cinq tibias.
La Chose battit désespérément l’air lorsqu’elle tomba et en renversa deux de plus dans sa chute.
Le reste avait réussi à tituber hors de son chemin et l’observait à distance.
Esk fit quelques pas en direction de la plus proche qui voulut s’enfuir et s’écroula.
Elles étaient peut-être laides. Elles étaient peut-être malfaisantes. Mais question poésie gestuelle, les Choses avaient autant de grâce et de coordination qu’une chaise-longue.
Esk leur jeta un regard mauvais, puis baissa les yeux sur le Disque dans sa pyramide de verre. Toute cette agitation n’avait aucunement eu l’air de le gêner.
Elle avait réussi à sortir, si effectivement elle se trouvait dehors et qu’on supposait le Disque dedans. Mais comment était-on censé rentrer ?
Quelqu’un se mit à rire. Le genre de rire…
En gros, il rappelait le p’ch’zarni’chiwkov. Ce vocable garrotte-épiglotte est rarement employé sur le Disque, sauf par des linguistes acrobates grassement payés et, bien entendu, par la petite tribu des K’turni, qui l’ont inventé. Il n’a pas de synonyme direct, bien que le mot cumhoolie « squernt » (« le sentiment qu’on éprouve en découvrant que le précédent occupant des cabinets a utilisé tout le papier ») s’en approche vaguement sur un plan général de profondeur émotionnelle. La traduction la plus littérale en est la suivante : le vilain petit bruit de l’épée qu’on dégaine dans votre dos à l’instant même où vous croyez vous être débarrassé de tous vos ennemis. Cependant les k’turniphones assurent qu’il ne rend pas les nuances de sueurs froides, d’arrêt du cœur et de blocage intestinal du vocable original.
C’était un rire de ce genre-là.
Esk se retourna lentement. Simon s’avançait nonchalamment vers elle sur le sable, les mains en coupe devant lui. Il avait les yeux clos.
« Tu t’imaginais vraiment que ç’allait être aussi facile ? » dit-il. Lui ou quelque chose : ça ne ressemblait pas à la voix de Simon, mais plutôt à des dizaines de voix parlant en même temps.
« Simon ? hasarda-t-elle.
— Il ne nous sert plus à rien, dit la Chose à la forme du jeune garçon. Il nous a montré la voie, petite. Maintenant, donne-nous ce qui nous appartient. »
Esk recula.
« J’crois pas que ça vous appartient, qui que vous soyez. »
Le visage devant elle ouvrit les yeux. Ils étaient tout noirs : pas de couleur, rien que deux trous donnant sur un autre espace.
« Nous pourrions dire que si tu nous le remettais nous nous montrerions cléments. Nous pourrions dire que nous te laisserions partir sous ta propre forme. Mais à quoi bon, n’est-ce pas ?
— J’vous croirais pas, fit Esk.
— Bon, très bien. »
La Chose-Simon sourit.
« Tu ne fais que retarder l’inévitable, dit-elle.
— Ça me va.
— Nous pourrions te le prendre, de toutes façons.
— Prenez-le, alors. Mais j’crois pas que vous y arriverez. Vous pouvez rien prendre sans qu’on vous le donne, hein ? »
Ils tournaient l’un autour de l’autre.
« Tu vas nous le donner », dit la Chose-Simon.
D’autres Choses s’approchaient à présent, revenaient à travers le désert, à grandes enjambées horriblement saccadées.
« Tu vas te fatiguer, continua la créature. Nous pouvons attendre. Nous sommes très bons à cet exercice. »
Elle feinta sur la gauche, mais Esk pivota pour rester de face.
« Ça fait rien, dit la fillette. Tout ça, je le rêve, et vous pouvez pas me faire mal en rêve. »
La Chose marqua un temps et la regarda de ses yeux vides.
« Vous n’avez pas ce mot-là dans votre monde, je crois que c’est « psychosomatique ? »
— Jamais entendu causer, lâcha Esk.
— Il signifie que tu peux réellement avoir mal en rêve. L’intérêt, c’est que si tu meurs dans ton rêve, tu vas rester ici. C’est ça qui serait choueeeeette. »
Esk jeta un coup d’œil en coin aux montagnes au loin, affalées sur l’horizon glacé comme des pâtés de sable effondrés. Il n’y avait pas d’arbres, ni même de rochers. Rien que du sable, des étoiles froides et…
Elle sentit le mouvement plutôt qu’elle ne l’entendit et elle se retourna, la pyramide serrée entre les mains comme un gourdin. L’arme improvisée frappa la Chose-Simon en plein bond avec un bruit sourd convaincant, mais à peine la créature toucha-t-elle terre qu’elle roula en avant et se retrouva debout avec une fâcheuse aisance. Mais elle avait entendu Esk hoqueter et lu la brève douleur dans ses yeux. Elle s’arrêta.
« Ah, là, ça t’a fait mal, n’est-ce pas ? Tu n’aimes pas voir souffrir les autres, hein ? Pas ce garçon-là, on dirait. »
Elle se retourna, fit un signe, et deux des grandes Choses s’approchèrent de leur congénère-Simon avec force tangage pour l’agripper fermement par les bras.