Certains orages donnent franchement dans le genre théâtral : éclairs en nappes et roulements de tonnerre métalliques. D’autres font dans le style tropical étouffant et préfèrent vents chauds et boules de feu. Mais cet orage-ci venait des plaines de la mer Circulaire, et son ambition première était d’arroser à jet continu la contrée. Le type d’orage qui prête à croire que le ciel a pris un diurétique. Coups de tonnerre et éclairs restaient en arrière-plan, faisaient office de choristes à la pluie, la vedette du spectacle. Elle dansait des claquettes par tout le pays.
Les terrains de l’Université descendaient jusqu’au fleuve. De jour, des sentiers de graviers et des haies au tracé limpide les quadrillaient, mais sous la pluie battante d’une nuit de tempête les haies semblaient avoir changé de place et les sentiers étaient tout bonnement partis ailleurs se mettre au sec.
Une faible lumière surnaturelle luisait, inefficace, au milieu des feuilles détrempées. Mais le plus gros de la pluie réussissait quand même à passer.
« Vous pourriez pas vous servir d’une de ces boules de feu magiques ?
— Pitié, madame.
— Vous êtes sûr qu’elle serait venue par ici ?
— Il y a une sorte de jetée quelque part plus bas, à moins que je ne sois perdu. »
Il y eut le bruit d’un corps lourd qui entrait d’un pas mouillé dans un fourré, suivi d’un plouf.
« J’ai trouvé le fleuve, en tout cas. »
Mémé Ciredutemps scruta l’obscurité humide. Elle entendit un grondement et distingua vaguement les crêtes blanches de l’eau en crue. Elle sentait aussi l’odeur particulière de l’Ankh qui donnait à penser que le fleuve avait servi à plusieurs armées, d’abord comme urinoir, ensuite comme tombeau.
Biseauté revenait vers elle en barbotant d’un air abattu.
« C’est de la bêtise, fit-il, soit dit sans vous offenser, madame. Mais il doit être arrivé à la mer, avec une crue pareille. Et moi, je vais mourir de froid.
— Vous pourrez pas vous mouiller davantage que vous l’êtes déjà. Et puis vous vous y prenez mal pour marcher sous la pluie.
— Je vous demande pardon ?
— Vous avancez le dos voûté, vous l’attaquez de front, c’est pas la bonne façon. Vous devriez… eh ben, passer entre les gouttes. » Effectivement, Mémé avait l’air à peine humide.
« J’y penserai. Venez, madame. Moi, j’ai envie d’une bonne flambée et d’un remontant bien chaud et corsé. »
Mémé soupira. « J’sais pas. Je m’attendais plus ou moins à le voir planté dans la boue, n’importe quoi. Pas à toute cette eau. »
Biseauté lui tapota gentiment l’épaule.
« Il y a peut-être une autre solution… commença-t-il, mais un éclair et un nouveau roulement de tonnerre l’interrompirent.
« Je disais qu’il y aurait peut-être… recommença-t-il.
— C’était quoi, ce que j’ai vu ? demanda Mémé.
— C’était quoi, quoi ? fit Biseauté, ahuri.
— Donnez-moi de la lumière ! »
Le mage lâcha un soupir mouillé et tendit une main. Un jet de feu doré fusa au-dessus de l’eau écumante et plongea dans l’oubli en sifflant.
« Là ! fit Mémé, triomphante.
— Ce n’est qu’un bateau, dit Biseauté. Les étudiants s’en servent l’été…» Il pataugea derrière la silhouette décidée de Mémé aussi vite qu’il put.
« Vous ne songez tout de même pas à le sortir par une nuit pareille, dit-il. C’est de la folie ! »
Mémé s’avança en dérapant sur le plancher mouillé de la jetée déjà presque submergée.
« Vous n’y connaissez rien en bateaux ! protesta Biseauté.
— Faudra que j’apprenne vite, alors, répliqua calmement Mémé.
— Mais je n’ai pas remis les pieds dans un bateau depuis tout petit !
— Je vous demandais pas de venir, en fait. Le bout pointu, ça va à l’avant ? »
Biseauté gémit.
« Tout ça vous fait honneur, dit-il, mais on pourrait peut-être attendre demain matin, hein ? »
Un éclair illumina la figure de Mémé.
« Non, peut-être pas », concéda Biseauté. Il suivit à son tour la jetée et tira à lui la petite barque à rames. La montée à bord fut une question de chance mais il finit par y arriver et tripota l’amarre dans le noir.
Le bateau pivota brusquement dans le courant et fut emporté en tournant lentement sur lui-même.
Mémé se cramponnait au siège que secouaient les flots tumultueux et regardait Biseauté dans les ténèbres, l’air d’attendre quelque chose.
« Alors ? fit-elle.
— Alors quoi ? répondit-il.
— Vous disiez tout connaître sur les bateaux.
— Non. J’ai dit que vous, vous n’y connaissiez rien.
— Oh. »
Ils tinrent bon tandis que la barque, lourdement ballottée, se redressait miraculeusement et se faisait entraîner en marche arrière vers l’aval.
« Quand vous avez dit que vous aviez pas remis les pieds dans un bateau depuis tout petit… commença Mémé.
— J’avais deux ans, je crois. »
La barque fut prise dans un tourbillon, tournoya sur elle-même et partit comme une flèche en travers du courant.
« J’vous voyais du genre à faire des tours en bateau du matin au soir étant gamin.
— Je suis né dans les montagnes. J’ai déjà le mal de mer sur de l’herbe mouillée, si vous voulez savoir », gémit Biseauté.
La barque buta brutalement contre un tronc d’arbre immergé, et une vaguelette lécha la proue.
« Je connais un sortilège contre la noyade, ajouta-t-il, misérable.
— J’en suis bien contente.
— Seulement, il faut être sur la terre ferme pour le prononcer.
— Enlevez vos chaussures ! ordonna Mémé.
— Quoi ?
— Enlevez vos chaussures, j’vous dis ! »
Biseauté s’agita, mal à l’aise, sur son banc.
« Qu’est-ce que vous avez derrière la tête ? demanda-t-il.
— L’eau est censée rester hors du bateau, ça, je le sais ! » Mémé pointa le doigt sur la nappe sombre au fond de l’embarcation : « Remplissez vos chaussures et videz-les par-dessus bord ! »
Biseauté fit oui de la tête. Il avait l’impression d’avoir subi les événements des deux dernières heures dans un état second et il nourrit un instant l’étrange sentiment consolateur que sa vie échappait à sa volonté et qu’on ne risquerait donc pas de lui reprocher ce qui arriverait. Remplir ses chaussures d’eau, à minuit, à la dérive sur un fleuve en crue, en compagnie de ce qui ne pouvait être autre chose qu’une femme : quoi de plus logique, vu les circonstances ?
Une belle femme, souffla une voix enfouie au fond de son esprit. Elle avait une façon de manier le balai décrépit pour godiller dans les eaux houleuses qui troublait des abîmes depuis longtemps oubliés du subconscient de Biseauté.
Non pas qu’il fût certain de sa beauté, bien entendu, avec toute cette pluie, ce vent et cette manie qu’avait Mémé de porter sa garde-robe entière sur le dos. Biseauté se racla la gorge, hésitant. Métaphoriquement une belle femme, conclut-il.
« Hum, écoutez, dit-il. C’est tout à votre honneur, mais considérez les faits, je veux dire la vitesse de dérive et tout ça, vous comprenez ? Il est peut-être à des milles en mer, à présent. Il risque de ne jamais revenir à la côte. Il risque même de passer par-dessus le Bord. »
Mémé, qui contemplait l’horizon aquatique, se retourna.
« Vous pouvez pas penser à autre chose d’utile qu’on devrait faire ? » demanda-t-elle.
Biseauté écopa un moment.
« Non, répondit-il.