Выбрать главу

Biseauté haussa les épaules. « Quand mon père est mort. C’est drôle, je n’ai jamais raconté ça à personne, mais… eh bien, il y avait mes frères, parce que je suis un huitième fils, évidemment, ils avaient des enfants, voire des petits-enfants, et aucun ne savait même écrire son nom. J’aurais pu acheter tout le village. Et ils me traitaient comme un roi, mais… je veux dire, je suis allé dans des lieux et j’ai vu des choses qui leur tournebouleraient la cervelle, j’ai affronté des créatures plus folles que leurs cauchemars, je connais des secrets que peu de gens connaissent…

— Vous vous êtes senti exclu, dit Mémé. Ç’a rien d’étonnant. Ça nous arrive à tous. Vous avez fait un choix.

— Les mages ne devraient jamais revenir chez eux, fit Biseauté.

— J’crois même pas qu’ils puissent revenir chez eux, admit Mémé. On traverse pas la même rivière deux fois, voilà ce que j’dis toujours. »

Biseauté réfléchit un instant là-dessus.

« Je pense que là, vous vous trompez, dit-il. J’ai bien dû traverser la même rivière, oh, des milliers de fois.

— Ah, mais c’était pas la même.

— Pas la même ?

— Non. »

Biseauté haussa les épaules. « Elle avait l’air de la même saloperie de rivière.

— Pas la peine de prendre ce ton-là, fit Mémé. Je vois pas pourquoi je devrais écouter pareil langage venant d’un mage même pas fichu de répondre à des lettres ! »

Biseauté resta un moment silencieux, en dehors de ses dents qui jouaient les castagnettes.

« Oh, dit-il. Oh, je vois. C’étaient les vôtres, hein ?

— Tout juste. Je les ai signées en bas. Normalement, ça aurait dû vous mettre sur la voie, non ?

— D’accord, d’accord. J’ai cru à une blague, c’est tout, répondit Biseauté de mauvaise grâce.

— Une blague ?

— Nous ne recevons pas beaucoup de demandes de femmes. Pas une seule, même.

— Je m’suis étonnée de pas recevoir de réponse, dit Mémé.

— J’ai jeté les lettres au panier, si vous voulez savoir.

— Vous auriez au moins pu… Il est là-bas !

— Où ça ? Où ça ? Oh, là-bas. »

Le brouillard se dissipa et ils le virent alors distinctement : une fontaine de flocons de neige, une colonne décorative d’air gelé. Et dessous…

Le bourdon n’était pas bloqué dans la glace mais flottait tranquillement dans une mare d’eau bouillonnante.

L’un des aspects insolites d’un univers magique, c’est l’existence de contraires. On a déjà signalé que l’obscurité n’est pas le contraire de la lumière mais seulement son absence. De la même manière, le zéro absolu n’est que l’absence de chaleur. Si vous voulez découvrir ce qu’est le vrai froid, le froid si intense que l’eau ne gèle même pas mais anti-bout, ne cherchez pas plus loin que cette mare.

Ils regardèrent quelques secondes en silence, oubliant leurs chamailleries. Puis Biseauté dit lentement : « Si vous mettez votre main là-dedans, vos doigts vont se casser net comme des carottes.

— Est-ce que vous croyez pouvoir le sortir de l’eau avec un p’tit coup de magie ? » demanda Mémé.

Biseauté se tapota les poches et finit par trouver sa blague de tabac. De ses doigts experts il déchiqueta les restes de quelques mégots dans un papier neuf qu’il mit en forme d’un coup de langue, sans quitter le bourdon des yeux.

« Non, répondit-il. Mais je vais quand même essayer. »

Il considéra avec nostalgie la cigarette et se la cala derrière l’oreille. Il tendit les mains, doigts en éventail ; ses lèvres remuèrent, muettes, tandis qu’il marmonnait quelques formules magiques.

Le bourdon pivota dans sa mare puis se souleva doucement au-dessus de la glace, où il devint aussitôt le cœur d’un cocon d’air gelé. Biseauté gémissait sous l’effort – en magie appliquée, rien n’est plus difficile que la lévitation directe, à cause du danger permanent que font courir les principes bien connus d’action et de réaction ; ainsi le mage qui essaye de soulever un objet lourd par la seule puissance de son esprit s’expose à finir avec le cerveau dans les chaussettes.

« Vous pouvez le mettre debout ? » demanda Mémé.

Très délicatement, lentement, le bourdon tourna dans l’air et se suspendit devant Mémé à quelques dizaines de centimètres au-dessus de la glace. Le gel luisait sur ses sculptures, mais Biseauté avait l’impression – malgré le voile rouge de migraine qui lui troublait la vue – que le bout de bois l’observait. D’un air de reproche.

Mémé rajusta son chapeau et se redressa posément.

« C’est bien », dit-elle. Biseauté vacilla. Le ton de voix de la vieille femme lui entrait dans les chairs comme une scie à diamant. Il se souvenait vaguement de sa mère qui le grondait quand il était petit ; c’était la même voix, mais affinée, affilée, affûtée avec des particules de carborundum, un ton de commandement à dresser un cadavre au garde-à-vous, voire à lui faire traverser au pas cadencé la moitié du cimetière avant de se rappeler qu’il est mort.

Mémé se tenait immobile devant le bourdon suspendu en l’air, et son regard noir de colère fondait presque l’enveloppe de glace.

« Tu appelles ça bien se conduire, toi ? Te prélasser sur la mer pendant que d’autres meurent ? Oh, bravo ! »

Elle décrivit à pas lourds un demi-cercle autour de lui. À l’étonnement de Biseauté, le bourdon pivota pour la suivre.

« Bon, tu t’es fait jeter, dit sèchement Mémé. Et alors ? C’est encore qu’une enfant, et les enfants nous rejettent tôt ou tard. C’est ça, la servir loyalement ? T’as pas honte de rester vautré à bouder alors que tu pourrais enfin te rendre utile ? »

Elle se pencha en avant, son nez crochu à quelques centimètres du bourdon. Biseauté était quasi certain que le bourdon, à l’inverse, essayait de se pencher en arrière pour lui échapper.

« Tu veux que je te dise ce qui arrive aux vilains bourdons ? siffla-t-elle. Si Esk est perdue, tu veux que je te dise ce que je vais te faire ? Tu as été sauvé du feu un jour, parce que t’as pu lui transmettre la douleur. La prochaine fois, ça sera pas le feu. »

Sa voix ne fut plus qu’un murmure, cinglant comme une mèche de fouet.

« D’abord, ce sera la vastringue. Ensuite le papier de verre, la tarière et le couteau à menuiser…

— Je t’ordonne de ne pas bouger, fit Biseauté, les yeux larmoyants.

— … et ce qui restera, je le planterai comme piquet dans les bois pour les champignons, les cloportes et les scarabées. Ça prendra des années. »

Les sculptures se tortillaient, au supplice. La plupart s’étaient réfugiées de l’autre côté, pour fuir le regard mauvais de Mémé.

« Alors, fit-elle, voilà ce que je vais faire. Je vais te prendre et on va tous retourner à l’Université, d’accord ? Sinon, c’est la scie émoussée. »

Elle se remonta les manches et avança une main.

« Mage, dit-elle, je vais vous demander de le relâcher. »

Biseauté opina misérablement du chef.

« Quand je vous dirai d’y aller, vous y allez. Allez-y ! »

* * *

Biseauté rouvrit les yeux.

Mémé avait le bras tendu de toute sa longueur devant elle, la main refermée sur le bourdon.

La glace éclatait à sa surface, partait en gouttes de vapeur.

« C’est bien, conclut Mémé, et si ça se reproduit je me mettrai vraiment en colère, compris ? »

Biseauté baissa la main et se précipita vers elle.

« Vous avez mal ? »

Elle fit non de la tête. « C’est comme tenir un glaçon chaud, répondit-elle. Venez, on a pas le temps de faire la causette.