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Mémé garda les yeux braqués devant elle et ses lèvres remuèrent à peine.

« Faites ça, siffla-t-elle, et moi, je vous déclare sorcière honoris causa. »

La bouche de Biseauté se referma en claquant.

Esk et Simon reposaient sur une table dans une des salles de lecture attenantes ; une demi-douzaine de mages veillaient sur eux. Ils s’écartèrent nerveusement à l’arrivée du trio, derrière lequel se dandinait le bibliothécaire.

« J’ai réfléchi, fit Biseauté. Il vaudrait sûrement mieux donner le bourdon à Simon, non ? Il est mage, lui, et…

— Faudrait d’abord me passer sur le corps, dit Mémé. Et sur le vôtre aussi. C’est par lui qu’Elles obtiennent leur pouvoir, vous voulez Leur en donner plus ? »

Biseauté soupira. Il avait admiré le bourdon, il en avait rarement vu d’aussi beau.

« Très bien. Vous avez raison, évidemment. »

Il se pencha et posa le bourdon sur la forme endormie d’Esk, puis s’écarta, théâtral.

Il ne se passa rien.

L’un des mages toussa nerveusement.

Il ne se passa toujours rien.

Les sculptures du bourdon donnaient l’impression de sourire.

« Ça ne marche pas, hein ? fit Biseauté.

— Oook.

— Laissez-lui le temps », dit Mémé.

Ils lui laissèrent le temps. Dehors, la tempête arpentait le ciel, essayait de soulever les couvercles des maisons.

Mémé s’assit sur une pile de livres et se frotta les yeux. Les mains de Biseauté s’égarèrent vers la poche où il rangeait son tabac. Un mage aida à sortir son collègue à la toux nerveuse.

« Oook, fit le bibliothécaire.

— Je sais ! s’exclama Mémé, si bien que la cigarette à demi roulée de Biseauté fusa de ses doigts défaillants dans une pluie de tabac.

— Quoi ?

— C’est pas fini !

— Quoi ?

— Elle peut pas se servir du bourdon, évidemment, fit Mémé en se levant.

— Mais vous avez dit qu’elle balayait avec, qu’il la protège et… commença Biseauté.

— Nonnonnon, le coupa Mémé. Ça veut dire que le bourdon se sert tout seul ou qu’il se sert d’elle, mais elle a jamais été capable de se servir de lui, comprenez ? »

Biseauté considéra les deux corps immobiles. « Elle devrait être capable de s’en servir. C’est un vrai bourdon de mage.

— Oh, fit Mémé. Alors elle est un vrai mage, non ? »

Biseauté hésita.

« Eh bien, non, évidemment. Vous ne pouvez nous demander de la déclarer mage. Il n’existe pas de précédent.

— Pas de quoi ? demanda sèchement Mémé.

— Ça n’est encore jamais arrivé.

— Des tas de choses sont encore jamais arrivées. On naît qu’une fois. »

Muet, Biseauté l’implora du regard. « Mais c’est contre la t…»

Il allait dire « tradition » mais mangea le mot en cours de route et se tut.

« Où est-ce qu’on dit ça ? lança une Mémé triomphante. Est-ce qu’on dit quelque part que les femmes peuvent pas être mages ? »

Des pensées traversèrent l’esprit de Biseauté :

… On ne le dit pas quelque part, on le dit partout.

… Mais le jeune Simon avait l’air de prétendre que partout ressemble tellement à nulle part qu’on ne voit guère la différence.

… Est-ce que je veux qu’on se souvienne de moi comme du premier Archichancelier à avoir admis les femmes à l’Université ? D’un autre côté… on se souviendrait de moi, c’est certain.

… Une femme émouvante quand elle se tient comme ça.

… Ce bourdon-là, il a quelque chose en tête.

… Il a comme de la suite dans les idées.

… Tout le monde va se moquer de moi.

… Ça risque de ne pas marcher.

… Ça risque de marcher.

* * *

Elle ne pouvait pas leur faire confiance. Mais elle n’avait pas le choix.

Esk ne quittait pas des yeux les faces horribles, au-dessus d’elle, qui la regardaient d’un air interrogateur.

Ses mains la picotaient.

Dans le monde des ombres, les idées sont réelles. Elle avait l’impression de sentir cette pensée lui remonter dans les bras.

C’était une pensée plutôt allègre, une pensée pétillante. Elle éclata de rire, écarta les bras, et le bourdon étincela dans ses mains comme de l’électricité solide.

Les Choses se mirent à pépier craintivement et une ou deux, à l’arrière, décidèrent de prendre le large de leur démarche titubante. Simon tomba en avant lorsque ses ravisseurs le lâchèrent en toute hâte, et il atterrit sur les mains et les pieds dans le sable.

« Sers-t-en ! hurla-t-il. C’est ça ! Ils ont peur ! »

Esk lui adressa un sourire et continua d’examiner le bourdon. Pour la première fois, elle voyait ce que représentaient réellement les sculptures.

Simon ramassa d’un geste vif la pyramide du monde et courut vers elle.

« Vas-y ! dit-il. Ils ont horreur de ça !

— Comment ? fit Esk.

— Sers-toi du bourdon, la pressa Simon qui tendit la main vers le bâton. Hé ! Il m’a mordu !

— Excuse-moi, dit Esk. De quoi on parlait ? » Elle leva les yeux et contempla les Choses gémissantes comme si elle les voyait pour la première fois. « Oh, ces machins-là. Ils existent que dans nos têtes. Si on y croyait pas, ils existeraient pas. »

Simon fit du regard le tour des créatures.

« Honnêtement, j’ai du mal à te croire, fit-il.

— Je pense qu’il faudrait rentrer, maintenant, dit Esk. On va s’inquiéter. »

Elle rapprocha les bras et le bourdon disparut, mais ses mains rougeoyèrent un instant comme si elles enveloppaient une bougie.

Les Choses hurlèrent. Quelques-unes tombèrent par terre.

« L’important, dans la magie, c’est la façon de pas s’en servir », dit Esk en prenant le bras de Simon.

Il contempla les silhouettes qui se désagrégeaient autour de lui et sourit bêtement.

« Tu veux dire que tu ne t’en sers pas ? voulut-il savoir.

— Eh ben, non, répondit Esk tandis qu’ils avançaient vers les Choses. Essaye toi-même. »

Elle étendit les bras, fit surgir le bourdon de nulle part et le lui présenta. Il allait s’en saisir mais il retira la main.

« Euh… non, se ravisa-t-il. J’ai idée qu’il ne m’aime pas beaucoup.

— Je crois que ça ira si c’est moi qui te le donne. Là, il aura rien à dire, fit Esk.

— Il va où, quand il disparaît ?

— Il devient juste une idée de lui-même, d’après moi. »

Il avança de nouveau la main et referma les doigts sur le bois luisant.

« Bien, dit-il, et il le brandit dans la pose vengeresse classique du mage. Je vais leur faire voir !

— Non, pas ça.

— Qu’est-ce que tu veux dire : pas ça ? J’ai le pouvoir !

— Elles sont comme… un reflet de nous, dit Esk. On peut pas battre nos propres reflets, ils seront toujours aussi forts que nous. C’est pour ça qu’elles se rapprochent quand on commence à se servir de la magie. Et elles se fatiguent pas. Elles s’en nourrissent, alors on peut pas les battre avec la magie. Non, le truc, c’est… Tu vois, ne pas se servir de magie parce qu’on sait pas le faire, ça sert à rien. Mais ne pas s’en servir parce qu’on sait, là, ça les rend vraiment malades. Elles ont horreur de cette idée-là. Si on arrêtait de se servir de la magie, elles mourraient. »

Les Choses devant eux tombaient les unes sur les autres dans leur hâte pour reculer.

Simon regarda le bourdon, puis Esk, puis les Choses, puis à nouveau le bourdon.