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« Tout ça mérite sérieusement réflexion, dit-il d’une voix hésitante. J’aimerais vraiment comprendre.

— D’après moi, t’auras pas de peine.

— Parce que tu dis que le vrai pouvoir, c’est quand tu passes carrément à travers la magie pour sortir de l’autre côté.

— Ça marche, pourtant, non ? »

Ils se trouvaient maintenant seuls sur la plaine froide. Les Choses étaient au loin des silhouettes linéaires.

« Je me demande si c’est ce qu’ils voulaient dire par « sourcellerie » ? fit Simon.

— J’sais pas. Peut-être.

— J’aimerais vraiment comprendre, répéta Simon en tournant et retournant le bourdon dans ses mains. On pourrait tenter des expériences, tu vois, ne pas se servir exprès de la magie. On pourrait ne pas tracer soigneusement d’octogramme par terre ni invoquer délibérément toutes sortes de choses, et… J’en transpire rien que d’y penser !

— J’aimerais savoir comment on va rentrer chez nous, dit Esk, les yeux baissés sur la pyramide.

— Ben, c’est censé être mon idée du monde. Je devrais pouvoir trouver un moyen. Comment tu as fait tout à l’heure avec tes mains ? »

Il rapprocha les siennes. Le bourdon coulissa entre elles, la lumière lui rougeoya un instant entre les doigts, puis disparut. Il eut un grand sourire. « Bien. Maintenant on n’a plus qu’à chercher l’Université…»

* * *

Biseauté s’alluma une troisième roulée au mégot de la seconde. Cette dernière cigarette devait beaucoup aux pouvoirs créatifs de l’énergie nerveuse et ressemblait à un chameau amputé des pattes.

Il avait vu plus tôt le bourdon se soulever doucement au-dessus d’Esk et se poser sur Simon.

Maintenant il le voyait flotter à nouveau en l’air.

D’autres mages s’étaient entassés dans la salle. Le bibliothécaire était assis sous la table.

« Si au moins on avait une idée de ce qui se passe, dit Biseauté. C’est l’incertitude que je ne supporte pas.

— Soyez positif, quoi ! jeta Mémé. Et puis éteignez-moi cette foutue cigarette, je vois mal comment on aurait envie de revenir dans une pièce qui sent la cheminée. »

Comme un seul homme, le collège rassemblé de mages tourna la tête vers Biseauté, l’air d’attendre.

Il retira la cochonnerie qui lui couvait aux lèvres et, avec un regard mauvais qu’aucun de ses collègues présents ne tenait à croiser, il la piétina.

« N’importe comment, il était sans doute temps que j’arrête, dit-il. Ça vaut aussi pour vous tous. Des fois, on se croirait pire que dans une fosse aux cendres ici. »

Puis il vit le bourdon. Il était…

La seule façon de le décrire, c’est qu’il donnait l’impression d’aller très vite sans changer de place.

Des fumerolles de gaz s’en échappaient en brûlant d’une flamme inégale avant de s’évanouir – s’il s’agissait véritablement de gaz. Il flamboyait comme une comète conçue par un incompétent en effets spéciaux. Des étincelles colorées en bondissaient et disparaissaient quelque part.

Il changeait aussi de couleur ; d’abord d’un rouge terne, il gravit tout le spectre pour arriver à un violet douloureux. Des serpents de feu blanc coruscant le parcoururent sur toute sa longueur.

(Il devrait y avoir un terme pour les mots qui reproduisent le bruit que pourraient faire les choses silencieuses, songea Biseauté. Le mot « luisant » évoque un brillant huileux, mais s’il en existait un dont la sonorité reproduirait exactement la manière dont des étincelles courent sur du papier brûlé, ou dont les lumières des villes courraient sur le monde si on concentrait la totalité de la civilisation humaine dans une même nuit, alors on ne trouverait pas mieux que « coruscant ».)

Il savait ce qui allait se passer ensuite.

« Attention, chuchota-t-il. Il va devenir…»

Dans un silence complet, le genre de silence qui aspire les bruits et les étouffe, le bourdon fulgura d’un octarine pur sur l’ensemble de sa longueur.

La huitième couleur, telle que produite par la lumière traversant un champ magique puissant, éclata à travers les corps, les rayonnages et les murs. D’autres couleurs se brouillèrent, coulèrent et se mélangèrent, comme si la lumière était un verre de gin répandu sur l’aquarelle du monde. Les nuages qui survolaient l’Université rougeoyèrent, se tire-bouchonnèrent en des formes aussi inattendues que fascinantes et prirent de l’altitude.

Un observateur au-dessus du Disque aurait aperçu près de la mer Circulaire un petit coin de terre qui étincelait comme un joyau avant de trembloter et de s’éteindre.

Le silence dans la bibliothèque fut rompu par un claquement de bois lorsque le bourdon retomba et rebondit sur la table.

Quelqu’un émit un « oook » à peine audible.

Biseauté se rappela enfin comment se servir de ses mains et il les leva à la hauteur où il espérait trouver ses yeux. Tout était devenu noir.

« Est-ce qu… y a quelqu’un ? lança-t-il.

— Grands dieux ! Vous ne savez pas comme je suis content de vous entendre demander ça ! » fit une autre voix. Le silence s’emplit soudain de bavardages.

« On est toujours où on était ?

— Je ne sais pas. On était où ?

— Ici, je crois.

— Vous pouvez avancer la main ?

— Je veux d’abord être sûre de ce que je vais toucher, mon brave, répondit la voix reconnaissable entre mille de Mémé Ciredutemps.

— Tout le monde essaye d’avancer la main », dit Biseauté qui étouffa un cri lorsque des doigts, comme un gant de cuir chaud, se refermèrent sur sa cheville. Il entendit un petit « oook » satisfait qui parvint à lui procurer soulagement, réconfort et joie immense de toucher un de ses semblables humains ou, en l’occurrence, anthropoïdes.

Il y eut un grattement puis une flamme rouge bénie lorsqu’un mage à l’autre bout de la pièce alluma une cigarette.

« Qui a fait ça ?

— Excusez-moi, Archichancelier, la force de l’habitude.

— Fumez tout votre soûl, l’ami.

— Merci, Archichancelier.

— Je crois que j’arrive maintenant à voir les contours de la porte, dit une autre voix.

— Mémé ?

— Oui, je vois nettement…

— Esk ?

— Je suis là, Mémé.

— Je peux fumer aussi, monsieur ?

— Le jeune garçon est avec toi ?

— Oui.

— Oook.

— Je suis là.

— Qu’est-ce qui se passe ?

— Que tout le monde arrête de parler ! »

La lumière ordinaire, lente et belle à regarder, se coula à nouveau dans la bibliothèque.

Esk se mit sur son séant et déplaça le bourdon. Il roula sous la table. Elle sentit quelque chose lui glisser sur les yeux et elle leva la main.

« Un moment », fit Mémé qui s’élança en avant. Elle agrippa la gamine par les épaules et lui sonda les prunelles.

« Contente de te revoir », dit-elle, et elle l’embrassa.

Esk, la main en l’air, se tapota un objet dur sur la tête. Elle s’en décoiffa pour l’examiner.

C’était un chapeau pointu, légèrement plus petit que celui de Mémé, mais d’un bleu éclatant, piqué de deux étoiles d’argent peintes.

« Un chapeau de mage ? » demanda-t-elle.

Biseauté s’avança.

« Ah, oui, fit-il, et il se racla la gorge. Tu vois, on a pensé que… On se disait… Bref, à la réflexion…

— Tu es mage, dit simplement Mémé. L’Archichancelier a changé la tradition. Une cérémonie toute simple, ma foi.

— Le bourdon doit se trouver quelque part par-là, dit Biseauté. Je l’ai vu tomber… Oh. »