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Il posa le flacon sur la commode. Khadidja toussa : l’air était déjà vicié. Les cloches maintenant cognaient sous son front, en résonances cruelles. Et l’odeur de miel tournoyait dans la pièce.

Tout recommençait…

Marc alluma le bec de sa lampe. La flamme était bleutée, incertaine : elle aussi manquait d’oxygène.

— Mais ces actes n’étaient que des brouillons, reprit-il. Jacques m’a montré la voie. Je n’ai plus maintenant qu’à poursuivre son œuvre. C’est une seconde naissance, Khadidja.

Il se pencha, passa son bras sous la commode, et tira une bouteille miniature d’air comprimé, reliée à un système respiratoire.

— Tu savais qu’ils en faisaient d’aussi petites ? demanda-t-il en se relevant. J’ai trouvé ça sur le port. Cette ville est décidément pleine de ressources.

Marc ouvrit la bouteille, mordit le détendeur à titre d’essai, puis le reposa. Ses gestes étaient sûrs, brefs, précis. Khadidja se sentait de plus en plus mal. Il fallait qu’elle trouve une solution. En pleine ville, dans cette chambre, elle pouvait s’en sortir.

Elle demanda, d’une voix éraillée :

— Pourquoi tu as tué Michel ?

— C’était un bon flic. Trop bon, à mon goût. Il se méfiait de moi. Il voulait demander une contre-expertise psychiatrique à mon sujet. Il avait même contacté les flics italiens pour obtenir le dossier d’archives, à propos du meurtre de Sophie. Je ne pouvais pas le laisser faire, tu comprends ? J’avais une œuvre à continuer. J’ai envoyé l’e-mail. J’ai simulé l’inconscience. J’ai fui l’hôpital pour le surprendre chez lui, après avoir récupéré les pains de cire que j’avais déjà achetés. Rien de très difficile.

Des angles sombres attaquaient sa perception. Ses fonctions cérébrales paraissaient s’éteindre, l’une après l’autre. Réfléchir. Il fallait réfléchir. Et gagner du temps.

— Mais cette nuit, gémit-elle, ce… ce que nous avons fait ? Comment tu peux… ?

Marc eut un geste d’évidence :

— Mais je t’aime, Khadidja. Je t’ai toujours aimée, depuis la première séance, chez Vincent. C’est pour ça que tu seras la première de ma série. Reverdi les aimait lui aussi. Je le sais. Je l’ai compris durant mon voyage. D’un amour radical, éternel, purificateur.

Il avança, lame en avant. Son visage, luisant de sueur, était pâle, cadavérique, comme si tout son sang s’était concentré dans son seul poing serré :

— N’aie pas peur… Nous allons attendre que la chambre soit prête. Ensuite, je te promets de travailler en douceur.

Khadidja bondit sur le côté, près du lit. Marc sourit :

— Non, ma belle. Tu ne vas plus bouger. Sinon, cela va devenir très, très douloureux.

Elle sauta encore d’un mètre. La pièce n’était pas grande — quatre mètres sur cinq, peut-être — mais largement de quoi jouer au chat et à la souris. Sa conscience revenait. Son acuité aussi. Elle se tenait penchée, concentrée. Jamais elle ne se laisserait faire. Au mieux, elle s’en tirerait. Au pire, elle provoquerait un carnage. Elle lui foutrait son rituel en l’air — comme lui-même l’avait fait face à son mentor.

— Calme-toi, Khadidja, calme-toi…

Il ouvrit les bras, pour mieux lui barrer la route. Dos au mur, elle se déplaçait latéralement vers la porte.

— Tu as tort, Khadidja. Si tu continues, ta mort n’aura aucune dignité. Je vais te saigner, je…

Elle saisit la poignée : fermée. Elle l’avait prévu. Marc s’élança derrière elle : elle s’esquiva. La lame dérapa contre la porte. Le temps qu’il se retourne, elle était près de la porte-fenêtre. Elle saisit le guéridon près du lit et fracassa la vitre.

— NON ! PAS ÇA !

Elle tendit son visage vers la trouée d’air. Cette brève bouffée la régénéra. Elle empoigna un coin du couvre-lit pour se protéger, arracha un grand tesson de verre de l’embrasure et se retourna dans le même mouvement. À cet instant, Marc se ruait sur elle, couteau dressé. Le tesson s’enfonça profondément dans ses entrailles. Le sang jaillit en un large jet chaud sur ses cuisses, à elle.

Il la fixa de ses yeux mordorés — elle découvrit qu’ils étaient bordés d’un filament de jade. Il resta là, paralysé, à quelques centimètres d’elle. Un filet de sang coulait déjà de ses lèvres, sous la moustache. Elle songea qu’elle avait embrassé cette bouche, qu’elle avait caressé ces épaules, léché ce torse. Et sa volonté redoubla. Elle se coula entre lui et le châssis fracassé.

Il tenta de l’attraper, d’un bras malhabile, et passa au travers de la vitre brisée. Khadidja était à l’autre extrémité de la chambre : elle l’observait, de dos, voûté sur son propre sang. En un flash, elle le revit arc-bouté sur elle, sur son corps nu, comme soulevé par une bulle de jouissance. Cette image l’électrisa. En hurlant, elle fonça, épaule droite en avant. Elle sentit l’échine de Marc se tendre, se cambrer, se creuser. Elle sentit le châssis voler en éclats. Elle sentit son corps partir en avant et elle avec. Il rebondit contre la balustrade du balcon et se redressa. « Une serre d’aigle », pensa-t-elle, et ces quelques mots lui donnèrent la dernière inspiration. Elle se jeta à ses pieds, enserra ses genoux et se releva en un effort surhumain, hors d’elle-même, hors de tout.

Marc bascula tête la première sans parvenir à s’agripper à la rambarde.

Khadidja s’écroula en arrière. En état de choc, le souffle bloqué dans la gorge. Du temps passa. Elle prit conscience du soleil, du froid, du silence — les cloches s’étaient tues.

Du verre s’enfonçait dans ses paumes, dans ses jambes, dans ses fesses. Il lui semblait que ses blessures se concentraient au fond de son palais. Elle avait la bouche en cuivre.

Enfin, elle se remit debout et se pencha au-dessus du balcon.

Tout était réel. Le corps de Marc, recroquevillé, le poing serré sur le sol de lave. Les vieilles femmes qui s’approchaient. Les murs étroits, accentuant encore la profondeur du vide. Un tableau en noir et noir. Avec une seule tache de couleur : le sang rouge qui s’écoulait sur les pavés, entre les grosses chaussures des veuves.

Khadidja s’inclina encore. Les femmes faisaient cercle autour du cadavre, comme des spectres reconnaissant l’un des leurs. Quelques-unes tendaient leurs visages d’hostie vers elle.

La coursive vacilla. Non : c’était elle qui chancelait. Un instant, un très court instant, elle fut tentée d’en finir — de sauter pour rejoindre la mort qui l’avait frôlée de si près, qui avait détruit tout son univers.

Mais non.

Elle serra la balustrade et murmura dans le soleil :

— Khadidja.

Au fond de ce désert, elle était vivante.

Un quartz. Une rose des sables. Une individualité pure.

C’était la seule chose dont elle était certaine.

« Khadidja. »

Vivante.

FIN